des idées derrière la tête
Toutes les sociétés produisent du conformisme : de tout temps, il y a eu des processus de socialisation des individus, pour les inclure dans le groupe, inclusion qui implique de respecter un certain nombre de normes. Les sociétés antérieures à la nôtre étaient elles aussi conformistes. La ville a souvent été considérée, à tort ou à raison, comme le lieu où l’on peut être anonyme et bénéficier d’une liberté d’action plus grande que dans une société rurale. Un proverbe prétendait jadis que « l’air de la ville rendait libre », dans la mesure où il s’avérait plus facile de s’affranchir du poids de la seigneurie et des traditions en ville qu’à la campagne, où tout le monde observait tout le monde. D’un côté le contrôle social, de l’autre le risque de l’isolement.
Aujourd’hui, les manières de générer du consentement, de l’adhésion, se sont diversifiées et massifiées : il y a l’éducation, l’école, mais aussi les médias, Internet, les réseaux sociaux... la société est équipée d’un ensemble de canaux technologiques et médiatiques, qui assaillent les gens, tendent à orienter les opinions et nuisent à la pensée critique, en diffusant une quantité massive d’informations. On a tendance à absorber ce trop-plein d’informations sans faire preuve d’une analyse circonstanciée suffisante. C’est un peu paradoxal, car on croit que la diffusion massive d’idées permet d’accéder plus facilement à la vérité et de stimuler la démocratie. Mais est-ce réellement le cas ? La profusion d’opinions diffusées génère aussi un sentiment de complication, lequel se traduit aussi par une forme d’indifférence, ou a contrario par une forme d’émotion de masse qui n’échappe pas au conformisme.
Le conformisme est aussi généré par la publicité ainsi que par le management, une forme d’ingénierie sociale qui vise à nous instrumentaliser au nom de divers objectifs, économiques, politiques, écologiques. C’est un mode de gestion qui repose sur la fixation d’objectifs, puis il mobilise les acteurs pour réaliser ces objectifs, avec des outils de contrôle et d’évaluation souvent liés, dans les organisations, à l’informatique. Cette pensée managériale s’occupe même de toute la société, comme le montre le développement de l’ingénierie urbaine, les techniques de gestion des territoires et des ressources.
Mais la réalité, celle de la vie quotidienne, déborde toujours du cadre prévu. C’est pourquoi les managers sont tout le temps en train de rectifier leurs objectifs, ce qui accroît la pression sur les exécutants qui doivent s’adapter à ces remaniements, avec toutes les conséquences que cela peut avoir (stress, risques psycho-sociaux…). Ces dispositifs organisationnels exercent une pression d’autant plus redoutable qu’elle gomme l’arbitraire des jeux de pouvoir derrière un appareillage technocratique, dont l’argumentaire repose sur des « expertises ». On a le sentiment qu’on obéit non pas à une autorité, mais à une forme de rationalité intrinsèque : on agit pour la santé de l’entreprise, pour son salaire, le développement, la croissance, la prospérité, mais aussi pour apparaitre comme un acteur social utile et performant...
Dans ce contexte, résister à la société de consommation sans assumer une certaine marginalisation semble impossible. Quand vous faites le choix de la simplicité volontaire, vous passez souvent pour un hurluberlu. Accepter une forme de marginalisation, c’est le prix à payer pour gagner en liberté, exercer son libre arbitre et assumer une forme de dissidence culturelle. Il faut un minimum de courage social, psychologique, une certaine force mentale pour assumer ces choix de vie parfois difficiles.
Cependant il y a les marginaux et les marginalisés : ceux qui ont toujours vécu dans la marge, et qui reproduisent le mouvement déjà amorcé par leurs parents, vivent plus facilement la simplicité volontaire ; ils sont habitués à ce mode de vie. En revanche, ceux qui ont une vie « normale », « mainstream », et qui décident un jour de faire un pas de côté, eux font un choix qui engage des ruptures d’avec leur milieu, au plan individuel, familial, amical, etc. Cela peut entraîner une certaine forme de souffrance. Il n’existe pas de solution miracle pour éviter cela. Il est nécessaire de s’y préparer psychologiquement, comme on doit se préparer, au pire à une épreuve, au mieux à une aventure existentielle. Quand vous opérez une rupture avec votre milieu, c’est une démarche qui demande d’être capable de dire « je », de s’affirmer en tant qu’individu, face au reste du monde. Ce genre de choix contribue à forger des existences intéressantes, mais il y a sans doute à chaque fois un prix à payer. Néanmoins on peut être non conforme sans être anticonformiste, c’est-à-dire sans chercher à se distinguer en affichant un comportement en tout point excentrique, ce qui est une forme de snobisme.
Pour vivre le plus sereinement possible un mode de vie décroissant, il faut aussi de la solidarité, du lien social. Pourquoi des gens n’osent pas rompre avec un mode de vie qu’ils jugent pourtant débile, humiliant, avilissant ? Parce que leurs liens sociaux passent souvent par ce mode de vie, par le travail, par l’accès à la consommation, des loisirs communs. En sortir, c’est choisir, au moins de manière transitoire, de s’isoler. Une personne qui, par exemple, est cadre dans une entreprise et qui décide un jour de changer de vie s’expose au risque de rompre avec ses amis : il ne vit plus au même rythme, il ne peut plus payer pour suivre leur train de vie... Il faut alors compenser cette perte grâce à d’autres systèmes de solidarité. Si entrer en décroissance réclame, dans un monde comme le nôtre, une forme de rupture individuelle, elle exige aussi des liens de solidarité, sans quoi l’on s’expose à l’isolement, au sacrifice sans compensation, voire à la souffrance. Des organisations, des collectifs, sont nécessaires pour renforcer les engagements individuels.