des idées derrière la tête
Sans éviter certains poncifs, la société urbaine trouve volontiers matière à rêver face au caractère atypique et un brin exotique des métiers de la montagne. Et pour cause ! Saisonnalité, pluriactivité, mobilités en tous genres, incertitude et prise de risque économique et corporelle composent une altérité professionnelle et existentielle perçue comme radicale par rapport aux canons du « monde d’en bas »… Pourtant, alors que le modèle de la société salariale est bousculé par la montée d’une logique d’activité face à celle d’emploi, on peut se demander si les particularités les plus banales des métiers de la montagne ne nous offrent pas un point de vue sur l’avenir du travail… Bref, l’exception montagnarde serait-elle en passe de devenir une nouvelle norme ? Pour le meilleur ou pour le pire ? En quoi et comment les métiers de la montagne sont-ils porteurs d’expériences et d’expérimentations éclairantes ? Dans quelle mesure celles-ci sont-elles porteuses d’une capacité d’émancipation individuelle et collective ? Sont-elles transposables à l’univers urbain ? Ce texte écrit sur la base d’une observation au long cours des métiers sportifs de la montagne tente d’apporter quelques réponses à ces questions. Il est indispensable de noter que sa portée se restreint à une frange minoritaire des travailleurs en montagne, à savoir ceux dont au moins une partie de l’activité bénéficie d’un ancrage dans un métier à forte identité professionnelle, comme celui de moniteur sportif (ski, alpinisme, randonnée, parapente, eaux-vives, escalade), quasi-exclusivement exercé à titre indépendant. De fait, un développement à part entière pourrait et devrait être consacré aux autres travailleurs du tourisme en montagne (employés techniques et de service dans les remontées mécaniques, l’hébergement ou la restauration), dont le vécu est a contrario largement marqué par l’infra-salariat, la précarité économique et une forme d’invisibilité culturelle et sociale. Malgré une part d’expérience partagée dans la saisonnalité et des trajectoires communes, nul doute qu’une telle perspective changerait profondément la tonalité du regard porté sur la relation équivoque qui se tisse entre émancipation et aliénation.
S’il est un registre sur lequel les métiers sportifs de la montagne font figure de laboratoire d’expérimentations économiques et sociales, c’est bien celui de l’assemblage d’un patchwork d’activités et de statuts qui se déploient à l’échelle d’une année et de la vie. La pluriactivité, souvent analysée comme un processus provisoire de transition de la ruralité vers le tourisme, s’est en effet durablement installée dans le paysage montagnard. Les trajectoires individuelles qui en résultent façonnent des curriculum vitae d’un éclectisme improbable, dans lesquels il faudrait en plus savoir lire entre les lignes ! Car peuvent se télescoper de manière successive ou simultanée l’agriculture, l’enseignement du ski ou de l’alpinisme, la création d’un restaurant, la direction d’un office de tourisme ou d’un camping, diverses activités commerciales, la vente de bois, le travail sur des chantiers de travaux acrobatiques, l’accueil dans un golf, voire le service dans un hôtel… Le tout entrecoupé de missions d’agent de développement, de formateur ou de conseiller technique sur place ou dans une agglomération proche, de périodes de formation, et d’exils temporaires pour des raisons familiales ou professionnelles. Chaque personne pourra ainsi vivre des variations radicales dans la nature de son activité (sportive, manuelle ou intellectuelle), dans ses secteurs d’intervention (agriculture, forêt, tourisme, commerce, services, développement local), dans son statut professionnel (salarié.e, indépendant.e, non-déclaré.e, demandeur.e d’emploi, stagiaire en formation), dans sa place au sein de la hiérarchie professionnelle (employeur.e ou employé.e) et même dans l’espace (migrations saisonnières ou temporaires, bi-résidence).
S’ils sont habituels en montagne, ces allers-retours multiples restent largement impensables et indéchiffrables de l’extérieur, et notamment « vu d’en bas ». Car du point de vue urbain dominant, c’est un raisonnement en termes d’identité professionnelle et sociale univoque et très stable qui prévaut. Le vécu des parcours professionnels en montagne, dans lesquels les cartes peuvent être régulièrement rebattues, induit une vision du monde empreinte de fluidité et de souplesse, et d’une accoutumance à l’incertitude. Des liens s’instaurent entre des secteurs et des statuts apparemment cloisonnés, au point que transparaît souvent en filigrane l’image implicite d’une société exempte de catégorisations sociales. On retrouve ici le caractère utopique, uchronique et profondément apolitique des pratiques et des lieux marqués par le tourisme, accentué par le fait de côtoyer au quotidien des visiteurs souvent issus des classes dominantes. Les boussoles en quête de rassurance ne peuvent que s’affoler face à la diversité quasi-infinie des combinaisons professionnelles observables en montagne. La passion et l’inspiration composent avec l’improvisation et l’adaptation aux contraintes. Le subi et le choisi se télescopent sans cesse et battent en brèche les catégorisations ou théorisations hâtives. On retrouve dans nombre de situations vécues l’aspiration à un travail autonome, valorisant et créatif en termes de mode de vie et de statut culturel. Avec en arrière-plan la figure idéale du prestataire de services affranchi de la subordination salariale. Même si elle est finalement assez peu présente en montagne au profit du statut classique de travailleur indépendant, la figure montante de l’auto-entrepreneur, représentée à la fois « statut de la liberté » et pilori de la société salariale, résume bien cette ambivalence. Y compris dans la convergence inattendue qu’elle réalise en toute ambiguïté entre les positions libertaires et néo-libérales sur la nécessité d’abolir la « dictature du salariat ».
Limiter la lecture de la pluriactivité en montagne à une capacité d’initiative individuelle empreinte de mythologie entrepreneuriale serait par trop restrictif. Cette interprétation néglige en effet un arrière-plan crucial. Car au-delà d’énergies et de talents personnels sans cesse mobilisés, la clé de voûte du système est constituée d’un inextricable tissu de ressources conjugales, familiales, sociales et territoriales, qui régulent et amortissent les aléas de la vie professionnelle. Faire son bois pour l’hiver ou vendre un camion de « bois blanc » en cas de besoin financier, planter les pommes de terre et jardiner pour assurer une base d’approvisionnement alimentaire, construire ou rénover soi-même son habitation ou un logement mis en location, sont autant d’exemples banals de marges de manœuvre individuelles qui sécurisent un parcours face aux aléas d’une saison médiocre, d’une mauvaise conjoncture économique, d’une blessure ou d’un changement d’activité. Les conditions de réussite et d’équilibre de systèmes d’emploi et d’activité aussi composites sont nombreuses et complexes, et reposent sur des réglages très fins. Là peut-être encore plus qu’ailleurs, les solidarités intergénérationnelles jouent à plein par la transmission de patrimoine foncier et immobilier, mais aussi d’activités, de matériel et de réseaux relationnels… Même modestes, ces héritages invitent à relativiser l’individualisme apparent pour mieux comprendre comment se déploient des coopérations immédiates ou différées, mais aussi des échanges, des entraides et des coups de mains, à dimension monétaire ou non. Le couple, la famille, les voisins, la communauté locale ou la corporation fondent ainsi une intelligence collective et territoriale, largement impensée mais omniprésente. Car la dimension économique n’est pas la seule en jeu dans l’équilibre incertain des parcours professionnels et personnels. Ce qui incite par exemple à relever que dans leur ambiguïté, les discontinuités temporelles et ruptures d’activités offertes par les intersaisons sont très fécondes. De fait, elles permettent une triple réappropriation du temps (s’occuper de ses proches, voyager, auto-construire son habitation ou aménager un gîte), de l’espace (redevenu temporairement peu ou pas touristique) et des relations sociales (renouées au sein du local ou avec des réseaux extérieurs). Sur un autre registre, le sentiment d’appartenance à un lieu et /ou à un métier à forte valeur ajoutée symbolique (guide de haute montagne, moniteur de ski, pisteur, accompagnateur en montagne) est un fil conducteur majeur de l’identité. En cela, il renforce la capacité à surmonter beaucoup de situations d’instabilité et de fragilité économique, qui pourraient dans d’autres circonstances être vécues sur le mode négatif de la « galère ». Ce filet de sécurité n’est d’ailleurs pas seulement identitaire mais est aussi tissé de solidarités très concrètes. La création de caisses de secours mutuel joue ainsi un rôle majeur dans l’histoire de la structuration des métiers sportifs en montagne, que ce soit dans les Pyrénées ou dans les Alpes.
Les systèmes hybrides d’activités salariées et indépendantes mettent évidemment l’individu en première ligne dans sa capacité à tisser des réseaux et à rebondir de projet en projet pour valoriser et relancer ses compétences et ses expériences dans la durée. Avec pour corollaires l’isolement, la gestion de l’incertitude, la prise de risque économique et physique, l’accompagnement de l’usure du corps… On mesure ici à la fois la banalité quotidienne de ce phénomène, et le caractère élitiste de sa conceptualisation en terme de « société d’entrepreneurs », pensée par et pour des individus sur-qualifiés et dotés de fortes aptitudes à la navigation sociale, héritées ou acquises au prix fort. La récurrence de la question des saisonniers en montagne nous rappelle que la précarité économique et sociale est aussi au rendez-vous de ce modèle. Ce n’est pas pour rien que les stations touristiques sont devenues une nouvelle terre de mission des organisations syndicales. Et ceci a fortiori sur fond de crise économique et de tensions liées aux mutations climatiques et énergétiques à venir… C’est peut-être à l’aune de cet arrière-plan historique que peut être interprétée l’affirmation croissante, en montagne comme ailleurs, de choix de vie individuels tournés vers une simplicité volontaire plus ou moins revendiquée. Ce renoncement à une surenchère consumériste est-il porteur d’une dynamique utopique ?
Pour documenter au plus près des vécus individuels les formes non-conventionnelles de travail en montagne, une cinquantaine d’entretiens approfondis ont été réalisés auprès de professionnel.le.s du tourisme dans le cadre d’une recherche effectuée depuis 2010 dans les massifs du Vercors et des Écrins. Leur témoignage, recueilli et analysé en coopération avec Romain Bérard et Marion Boccoz, étudiants de l’Institut de Géographie Alpine, permet d’expliciter de manière plus précise les pratiques et les positions qu’ils investissent, à la charnière des registres existentiels et professionnels.
Dans la relation avec leurs clients, les professionnels rencontrés dans ce cadre cherchent à renouer les fils épars d’une hospitalité, d’un partage humain et d’une convivialité qu’ils décrivent volontiers comme perdues ou dévoyées dans l’industrialisation du tourisme main stream. Ce sens de l’accueil qu’ils revendiquent ne se veut pas seulement un à-côté ou un supplément d’âme du métier, mais en devient une composante centrale, ce qui les amène par exemple à créer de beaux lieux dans lesquels accueillir leurs clients chez eux ou à proximité. Au delà d’un impératif d’équilibre économique, la fidélisation des clients apparaît comme une source de liberté et de qualité dans la capacité à créer de la connivence et à se faire plaisir ensemble. « Choisir ses clients » pour s’assurer d’une compatibilité relationnelle relève alors d’une démarche de démarketing pleinement revendiquée comme horizon de réussite professionnelle.
Sur le plan sportif les modalités de pratique investies par les professionnels interrogés font la part belle au vécu d’une expérience relationnelle à la montagne et à l’immersion dans ses éléments naturels que sont la pente, la neige, l’air, le rocher et l’eau, sur un registre qui s’apparente à la cosmosensorialité décrite par Bermard Andrieu (2011). Tout en restant omniprésente la technicité se met donc au service de l’émotion et de la découverte, ce qui relance l’intérêt des professionnels pour des pratiques « douces ». De manière générale, bien manger (de préférence « bio »), bien dormir et « être bien » sont pleinement au programme des activités proposées et de la dimension sportive envisagée. Sur le plan géographique, c’est la recherche de lieux à l’écart des grandes concentrations de pratiquants qui est privilégiée, ce qui conduit par exemple des guides à éviter les sommets les plus fréquentés comme le Mont-Blanc, à investir des massifs périphériques jusque là négligés, ou à proposer à leurs clients de parcourir des itinéraires classiques et « patrimoniaux » délaissés par les alpinistes depuis parfois plusieurs décennies. On peut même voir des moniteurs de ski quitter de grandes stations pour travailler dans de petits domaines skiables, et déclarer vouloir travailler le moins possible sur de la neige produite de manière artificielle, en préférant les antiques téléskis aux télésièges. Ce réinvestissement de la tradition, relue à l’aune d’une certaine simplicité choisie et du low-tech peut aussi conduire des professionnels guides ou moniteurs à s’investir dans la pratique du télémark plutôt que dans le ski ou le snowboard. De manière globale, la question de la transmission de la culture au sens large est omniprésente, dans leur pratique. Elle passe par l’orientation et les contenus des activités proposées aux clients, ou par la publication de topoguides et manuels techniques pour faire passer leur conception de l’alpinisme ou du ski de montagne et initier leurs lecteurs à une approche sensible, patrimoniale et sécuritaire du terrain.
Enfin, en ce qui concerne le rapport aux territoires touristiques, on notera d’une part que les pros de notre panel développent plutôt des affinités avec les lieux décalés, les interstices, écarts et périphéries des pôles touristiques, où ils bénéficient de conditions économiques plus propices à leur mode de vie, par exemple un prix du foncier plus accessible, et où ils se sentent plus à l’aise pour expérimenter des manières de faire et de vivre non conformes. Comme l’exprime l’une d’entre elles « on est isolé, c’est ce qui permet de faire les choses à sa manière ». Dans ces localisations ils se lancent volontiers dans la création de lieux multifonctionnels intégrant différents usages : accueil, restauration et hébergement touristique, transformation agricole, formation, galerie d’art, concerts… Ceci tout en conjuguant un fort ancrage local avec l’inscription dans des réseaux professionnels et relationnels extérieurs.
De manière plus générale, la relation entre la manière de travailler et le mode de vie de ces professionnels est marquée par une recherche permanente de cohérence entre choix existentiels et pratique du/des métiers exercé(s). Encore très peu répandue jusqu’au début des années 2000, l’explicitation des valeurs existentielles, philosophiques et même spirituelles engagées en situation professionnelle est devenue très courante. Elle se présente de manière de plus en plus élaborée, autour d’une recherche de sens et de l’intégration d’objectifs d’art de vivre et de développement personnel, y compris au prix d’une autolimitation de revenus : prendre du temps en famille, grimper et voyager pour soi, autoconstruire sa maison, s’investir dans l’action humanitaire… A ce titre, certains professionnels pratiquent le prix libre dans leurs diverses activités sportives, manuelles et de services, et de façon quasi-générale ils pratiquent aussi diverses formes de gratuité dans un temps ou une activité qui seront partagés avec leurs clients, en parallèle d’une prestation tarifée. Pour autant, il est à signaler que les minimas sociaux ne font pas structurellement partie de leur modèle économique, même s’il est possible que certains d’entre eux aient pu en bénéficier à certaines périodes de leur vie.
Sur fond de fascination pour le bouddhisme installée dans l’univers des sports de montagne depuis plusieurs décennies, il est courant de relever dans le quotidien des pratiques des références plus ou moins explicites aux spiritualités orientales : expressions verbales, mains jointes pour saluer, salutation au soleil proposée aux clients avant une journée de ski hors-pistes… Des activités de bien-être (yoga, tai chi, relaxation, sophrologie) et d’épanouissement personnel sont aussi de plus en plus fréquemment associées aux activités sportives, voire même intégrées à celles-ci, qu’il s’agisse par exemple de proposer du « ski-éveil » ou de la « marche consciente ». Enfin, sur fond de référence au développement durable, à la transition voire à la décroissance, la responsabilité environnementale est une figure forte et souvent centrale dans le positionnement de ces professionnels.
Selon les cas, l’agir créatif des professionnels que l’on côtoie dans le tourisme de montagne s’inscrit de manière très diversifiée, et souvent transversale, au sein des trois registres que Hans Joas (1999) définit comme métaphores de la créativité :
Pour la plupart, leur vision des dynamiques sociales et territoriales est relativement désenchantée, et ils sont volontiers critiques vis-à-vis des inerties structurelles et fonctionnelles qui caractérisent l’économie locale en matière d’urbanisme, de tourisme et plus généralement de développement. Pourtant, ils sont coutumiers d’une certaine mise en retrait par rapport aux réseaux et débats politiques locaux, qu’ils expliquent volontiers par les contraintes et les choix de leur mode de vie : de fait ils sont très occupés sur le plan professionnel, soumis aux rythmes de la saisonnalité touristique, s’absentent beaucoup pour raisons professionnelles, et qui plus est consacrent fréquemment leurs propres loisirs à des voyages ou à la pratique sportive ou artistique. Si certains professionnels se positionnent clairement face aux grands dilemmes contemporains (accélérer ou ralentir, croissance versus décroissance...) et s’engagent dans des mouvements citoyens autour des questions de démocratie participative, d’autres sont plus réservés, plus ambivalents, ou sont réticents à exprimer une position idéologique trop tranchée malgré les orientations volontaristes de leur vie et de leur activité. Les penseurs critiques les plus souvent cités sont Albert Jacquard et Pierre Rabhi, et la référence au mouvement Colibris correspond assez bien à la manière dont ils se considèrent comme faisant modestement leur part dans le nécessaire changement du monde. A de nombreux égards, on peut définir cette posture comme « oblique », et la soumettre à une double interprétation : la première renvoie à l’oblique comme tactique d’évitement d’un affrontement direct dans un rapport de force dissymétrique, sur le modèle interprétatif de la ruse et de la « culture du pauvre » (Hoggart, 1970) issue des Cultural studies ; une culture du faible qui rend celui-ci moins vulnérable, voire lui confère un avantage face au pouvoir, ce qui constitue une posture récurrente dans l’histoire des communautés montagnardes selon l’historien Fabrice Mouthon (2011). La deuxième interprétation s’appuie sur les travaux du philosophe François Jullien (2015) et fait de l’obliquité une stratégie à part entière, un « art de l’indirect » propice à la réactivité et permettant d’échapper à toute assignation à une position arrêtée qui constituerait une faiblesse.
Au-delà de cette ébauche interprétative, on pourrait bien sûr approfondir toute une réflexion métacritique sur la façon dont la généralisation d’une approche en termes de valeurs contribue à dépolitiser le débat sur la transformation des sociétés. D’une part en célébrant l’autonomie des acteurs sociaux, qui apparaît comme l’expression d’une anthropologie du libéralisme économique ; et d’autre part en accordant une primauté aux questions existentielles et de sens, au sein d’un discours qui se veut alternatif dans une forme plus philosophique que politique, comme le relèvent les écrits de Frank Poupeau (2012) sur les enjeux de la pensée critique. Ce qui renvoie prosaïquement au constat selon lequel les multiples révolutions « silencieuses » ou « invisibles » célébrées ad libitum par un nombre croissant d’observateurs et d’auteurs seraient tellement silencieuses et invisibles qu’elles ne révolutionneraient au bout du compte pas grand chose, et contribueraient même de manière non intentionnelle à la perpétuation du monde tel qu’il est… On touche là aux limites de l’approche du point de vue des acteurs, du sens qu’ils donnent à leurs propres pratiques et du rapport mythifié qu’ils entretiennent avec celles-ci (Eribon, 2010). En retrouvant là les illusions d’« une frange bohème qui croit sublimer sa trajectoire sociale », selon la formule de Michel Husson (1996). Pourtant, n’est-il pas utile de sortir de temps en temps des grands débats toujours un peu piégés, pour justement aller voir au plus près du terrain comment font les « vrais » gens avec les petites et grandes questions du présent et de l’avenir ? Les « vrais » gens sont ici des professionnels du tourisme, qui soumettent autant que faire se peut un principe de réalité économique au service de leurs passions et de leur choix de vivre et travailler en montagne. A les fréquenter de près et dans la durée, on décèle chez un certain nombre d’entre eux une inclinaison récurrente à ne pas se conformer aux canons de la rationalité économique et de l’ingénierie touristique –ou en tout cas à prendre de singulières libertés avec leurs préceptes et usages courants. Et ce faisant à expérimenter des manières originales de vivre, de travailler et d’habiter. Il s’agit donc d’interroger ces pratiques non conformes dans la façon dont elles cherchent à « faire solutions », sur le plan individuel et collectif, pour développer la capacité de transformation des territoires de montagne sur fond de changements climatiques, énergétiques, économiques et culturels.
Bien sûr, au titre de leur liberté et d’une recherche d’affranchissement des contraintes sociales, les professionnels rencontrés sur le terrain revendiquent leur indépendance par rapport au modèle salarial conventionnel. On retrouve dans cette posture le profil de l’ « indépendant passionné » documenté par Malek Bouhaouala (2008), qui repose sur l’affirmation farouche d’une liberté d’action individuelle, de la volonté de vivre de sa passion, d’un refus de croissance d’activité au delà d’un équilibre économique, de l’orientation de la production sur « soi » à travers une relation affective avec une clientèle fidèle, et d’une insertion dans des réseaux informels qui va de pair avec une prise de distance vis-à-vis des institutions et organisations jugées trop contraignantes. En cela ces professionnel.e.s sont des adeptes résolu.e.s de « l’art de ne pas être gouverné » cultivé dans nombre de montagnes du monde (Scott, 2009). Mais comme nous l’avons vu, ils se trouvent aussi en net décalage par rapport au modèle de réussite entrepreneurial à référence économiciste et productiviste qui prévaut dans la société contemporaine. Ce qu’ils affirment notamment de manière plus ou moins revendiquée par des choix de vie individuels marqués par une forme de frugalité, ce qui constitue une rupture symbolique forte par rapport aux comportements de consommation dominants. Même si la référence à la notion d’entreprenariat social leur est largement étrangère, c’est peut-être aussi de ce côté qu’il convient de chercher des clés de lecture pour comprendre leur positionnement. On retrouve alors de fait la démarche d’« entreprendre sans prendre », proposée par Michel Valentin en lien avec le mouvement Colibris. Avec à la clé une inversion de la vision de l’entrepreneur consistant à placer des exigences existentielles, axiologiques et spirituelles avant la rentabilité économique, et une forte relativisation du statut de l’argent par rapport à celui du temps, de l’éthique, et de l’engagement vers une finalité porteuse de sens personnel et sociétal.
Tentons de résumer le propos : des opérateurs à la fois ordinaires et décalés du tourisme de montagne font preuve en toute discrétion d’une habileté créative singulière et plurielle, culturelle et économique, pragmatique et philosophique... Ceci alors même qu’à bien des égards, la montagne touristique fabrique en même temps du conservatisme politique bon teint et de la précarité sociale. Pour sortir sans bruit de cette inertie, les professionnels de terrain s’appuient sur des cultures professionnelles ancrées sur le plan historique et géographique, ou occupent des créneaux en pleine (re)structuration. Par leur capacité de réaction/anticipation vis-à-vis des mutations en cours, ils apparaissent comme des acteurs discrets mais centraux du débrayage des normes, des rythmes et des polarités géographiques du tourisme de montagne, porteurs d’interpellations et d’interrelations qui fonctionnent comme des réseaux contre-culturels par rapport aux circuits économiques et institutionnalisés, un peu à la manière d’un underground professionnel. A la base de l’économie et de la société montagnarde, des guides, accompagnateurs, moniteurs sportifs de nature, gardiens de refuges et prestataires de services en tous genres réinventent donc au quotidien, dans un foisonnement créatif, une identité professionnelle autour de l’accueil, de l’hospitalité, de l’encadrement et de l’animation sportive. Ceci en même temps qu’ils en redéfinissent les conditions de viabilité économique. Ils explorent ainsi de nouveaux assemblages pluriactifs entre sport, (agri)culture, patrimoine. Tout comme ils mobilisent de façon centrale des valeurs existentielles dans leur activité professionnelle, en référence non seulement à une responsabilité environnementale, mais aussi à des projets de « bonne vie » et d’utopie accessible sur le mode du « small is beautiful », dans une logique qui reste largement infra-politique.
Au-delà des stéréotypes du guide-moniteur ou de l’accompagnateur-hébergeur, ces nouvelles générations professionnelles explorent sans tambour ni trompettes de nouveaux rapports au « métier » et au territoire, plus créatifs et plus métissés. La question-clé reste évidemment de savoir si et comment ces initiatives peuvent contribuer à repenser ou réorienter l’avenir du travail, en montagne ou ailleurs. Dans un contexte marqué par une inflation éditoriale mettant en perspective des démarches, des projets et des acteurs désignés comme défricheurs, transitionneurs, et autres alter-entrepreneurs, peut-on pour autant identifier de réelles alternatives au modèle socio-économique actuel, par le biais d’« initiatives émanant de la base, des citoyens, de petites structures, de l’échelle locale, dont les succès ou les avancées peuvent essaimer à un niveau plus « macro » » (Désaunay, 2015) ? Les logiques d’ingéniosité et de bricolage d’autant plus prégnantes et célébrées dans un contexte de crise, ne continuent-elles pas à être impensées ou cantonnées dans les angles morts de l’action collective ? A partir des observations opérées dans le domaine des métiers de la montagne, la question de la capacité d’entrainement des micro-expérimentations individuelles et locales, ce qu’Éric Dupin (2014) appelle « le changement par les îlots » peut notamment être déclinée autour de trois interrogations : a/ Dans une société figée qui célèbre l’innovation pour surjouer le mouvement parce que –et pour que– rien ne change, les outsiders du tourisme de montagne se cantonnent-ils dans une position contre-culturelle, ou apparaissent-ils porteurs de modèles de pensées et d’action structurants pour l’avenir ? b/ En quoi les dynamiques créatives latérales et obliques observées à la base dans de « petits » lieux, écarts ou confins peuvent-elles contribuer à inverser le sens de la diffusion de l’innovation des périphéries vers le centre, des massifs secondaires vers les hauts lieux touristiques, du hors-station vers les stations, et de la montagne vers la ville ? c/ Comment passer de l’inventivité individuelle à une dynamique collective et territoriale, ne serait-ce que pour concevoir des dispositifs d’intelligence et de réflexivité partagée apte à soutenir, sécuriser, faciliter les trajectoires personnelles repérées ? Comment « désarticuler autonomie et solitude » selon la formule de Patrick Cingolani (2014) ? C’est à l’occasion d’entretiens conduits dans le massif des Écrins que nous avons rencontré une illustration de ce qui nous semble être le « chaînon manquant » entre la créativité individuelle, la dimension collective et celle du territoire : il s’agit de la coopérative d’activité et d’emploi Co-Odyssée, qui non seulement offre des ressources fonctionnelles à ses adhérents pluriactifs, mais développe aussi avec eux une réflexivité collective, notamment autour d’un programme intitulé « Et vous, comment faites-vous pour joindre les deux bouts tout en réalisant les activités qui font sens pour vous ? » . La problématique de l’accompagnement (Lenain, 2011 ; Tallon et Tonneau, 2013) apparaît donc centrale tout en entrant bien sûr en tension avec la dispersion et la diffraction des expériences individuelles.
Il n’est pas si simple de parler des métiers de la montagne sans céder ni à un excès de généralisation, ni à un excès d’angélisme ou de misérabilisme. Il n’est pas simple non plus de comprendre, dans l’hétérogénéité des situations vécues, la teneur et la portée de la longue expérience d’autonomie et de solidarité qu’ils recèlent. Les « douze métiers, treize misères » de la célèbre formule de Céline deviennent-ils autant de richesses au delà de 1 000 mètres d’altitude ?! Les pros du tourisme en montagne sont-ils déjà affranchis, ou au contraire sont-ils l’avant-garde de la soumission volontaire à la flexibilité et à la prise de risque individualisée rêvée par les tenants de l’ultra-libéralisme ? Selon les questions suggérées par Rodolphe Christin, sont-ils aux avant-postes du précariat, ou bien en train d’inventer un nouveau modèle de travail, voire d’anti-travail ? Leur aspiration à l’autonomie et à l’autoréalisation ne tourne-elle pas à l’auto-exploitation ? Loin du cas des métiers de la montagne mais en adéquation parfaite avec ces questions, Patrick Cingolani (2014) explore la frontière ténue entre émancipation et précarité. En interrogeant la capacité de ferment alternatif des expérimentations de formes d’existence et d’activité qui cherchent à échapper à la subordination au pouvoir managérial et à l’impératif de réussite économique, il montre aussi en quoi elle se ressaisissent de « la force de créativité du travail ». Même si cette montée en généralité fonctionne très bien, l’exportation ou la transposition d’un tel anti-modèle en dehors des zones de montagne ne va pas de soi et renvoie à des questions très prosaïques. Celle de l’accès à des marges de liberté en temps (les intersaisons) et en espaces (les interstices et périphéries rurales) est incontournable, tout comme celle des ressources « naturelles » parmi lesquelles la forêt en tant que matière première de bois de chauffage et de construction. Comme le suggère Patrick Cingolani, certains territoires ruraux et urbains s’avèrent plus propices à l’émancipation en fournissant des échappatoires aux logiques de contrôle temporel et spatial, sur le mode d’une discrète hétérotopie. Un effet de lieu n’est donc pas à négliger dans la capacité à rendre possibles des conditions d’expérimentation, et c’est indéniablement le cas de la montagne, ne serait-ce que par la puissance de fascination, d’attraction et de passion qu’exerce ce milieu dans l’imaginaire culturel. On n’oubliera pas non plus la variable déterminante de l’apport de richesses extérieures par le tourisme, dans toutes ses contradictions, et ses effets secondaires que sont l’installation de nouveaux habitants et la création de services.
En ces temps d’interrogations inquiètes ou réjouies sur la « fin » du salariat –qui reste cependant encore largement majoritaire–, le champ des métiers de la montagne contribue à introduire dans la norme dominante du travail un « jeu » –au triple sens d’activité ludique, d’ensemble d’attitudes, et d’espace ménagé dans le mouvement. Pour autant, le kaléidoscope des situations observées en montagne nous donne à penser selon au moins trois pistes : a/ le salariat reste très souvent un point d’appui individuel ou conjugal temporaire et parfois pérenne ; b/ les projets et profils de vie « soutenables » observés en montagne sont à la fois plastiques et très texturés par des identités porteuses de sens ; c/ ce qui fait solution pour un individu s’assortit toujours de conditions d’équilibre d’ordre collectif et territorial qui fondent ou consolident sa prise sur et dans le monde.
Pour –ne pas– conclure cette discussion, il convient de revenir sur la manière dont la pluriactivité détermine la spécificité et l’apport des métiers sportifs de la montagne à une réflexion sur l’après-travail. Dans ses formes les plus classiques, la pluriactivité montagnarde associe couramment non seulement des métiers sportifs entre eux (ex. monitrice de ski et accompagnatrice en montagne), mais aussi des métiers sportifs et manuels (ex. pisteur et charpentier), ou encore des métiers sportifs et intellectuels (ex. guide de haute montagne et ingénieur), et même les trois (guide, menuisier, pigiste). C’est au plus près de l’expérience vécue par les individus que se dévoile le potentiel créatif et émancipateur de tels alliages professionnels, qui restent assez peu concevables dans une vision citadine focalisée sur le cloisonnement des domaines d’activité et le caractère univoque des statuts culturels et sociaux qui les caractérisent. Les nouveaux assemblages professionnels observés dans les métiers de la montagne sont encore plus ouverts sur une transversalité qui réintègre les activités agricoles (élevage, viticulture, apiculture) alors qu’elles avaient quasiment disparu des combinaisons pluriactives au cours des dernières décennies, et qui s’étend jusqu’aux activités à caractère culturel, artistique et patrimonial (cinéma, danse, peinture, sculpture, poésie…) et même aux activités liées au bien-être et au développement personnel. Il serait beaucoup trop long d’énumérer tous les champs ainsi investis par les professionnels et la diversité des assemblages dont ils font l’objet, tant ils tendent à défaire encore davantage les catégorisations et à renforcer encore le caractère « atypique » par lequel sont classiquement désignées ces formes d’activité au regard de la norme salariale. Une galerie de portraits individuels serait nécessaire pour en esquisser un panorama empirique. Et sur fond de montée de l’hétérogénéité des formes et des normes d’emplois, apparaîtraient sans doute des caractéristiques structurelles partagées avec le secteur artistique, lui aussi largement ouvert sur la pluriactivité (Tallon, 2011).
Quels sont les enjeux individuels et sociétaux autour de la pluriactivité comme ressource créatrice d’équilibres économiques, sociaux et culturels au sein et au delà du travail, non seulement en montagne, mais ailleurs ? Les métiers de la montagne ont quelque chose à dire sur cette question à la société contemporaine –en plus de continuer à la faire rêver de grands horizons et d’aventure ? Pouvons-nous envisager un avenir qui nous permettrait, à la ville comme à la montagne, d’explorer plus librement le vécu d’une pluriactivité voulue pour le caractère fécond du choix qu’elle peut offrir à celles et ceux qui, pour un temps ou durablement, ne veulent pas choisir leur « camp du travail » entre le corps, la main et l’intellect ? D’ailleurs, dans nombre d’expériences observées en montagne, au delà de la pluriactivité, c’est d’ores et déjà la notion de multiactivité qui se fait jour, au sens proposé par André Gorz (1997) de possibilité de cumuler ou d’alterner « une pluralité d’activités et de modes d’appartenance » professionnels et amateurs, artistiques et techniques, sportifs, manuels et spirituels.
Si elle ne relève pas d’une pure logique de crise et de dérégulation hyper libérale, cette perspective ne nous offre t-elle pas une possibilité de nous réconcilier avec nos propres altérités manuelles, artistiques et intellectuelles, chacun(e) à sa manière ? Dans l’écart à la norme salariale, quel est le prix à payer pour cette liberté ? Les multiples chemins buissonniers explorés en montagne, qui sont loin de se limiter à des finalités productives, ne nous incitent-ils pas a minima à faire preuve d’une curiosité pour ces questions, par delà d’indéniables ambiguïtés structurelles ?
Références