des idées derrière la tête
Le 23 Septembre 1980 à Pittsburgh, alors qu’il venait tout juste d’apprendre qu’il avait un cancer généralisé, Bob Marley est monté sur scène. La dernière chanson qu’il a interprétée, au rappel, c’est le titre Work (« travail ») :
Nous gens de Jah
ça va marcher
si on s’y met tous
en travaillant on peut y arriver ... Chaque jour c’est travail, travail
Je travaille au soleil de midi
Travail
Je travaille jusqu’à la nuit,
travail,
Si tu n’as rien à faire travaille,
Travaille !
C’est l’ultime message que laisse le pape rasta : il a passé sa vie à travailler, c’est le secret de son succès. On est loin du cliché de Rasta vautré qu’on nous sert dans les films de série B. Mais chanter, est-ce encore un « travail » ?
Evidemment.
En Jamaïque, lorsqu’on voit un gamin de 17 ans entrer dans une cabine d’enregistrement et balancer d’un seul souffle trois minutes de texte, sans possibilité de s’interrompre ou de corriger car on grave en direct sur l’acétate, on se demande à quel type de mutant on a affaire. Mais depuis le matin, il est là, sur le trottoir, à plier et déplier la feuille crasseuse où il a noté ses lyrics, et il TRAVAILLE ! Jamais table de multiplication ne fut ressassée avec une telle ferveur ! Il sait qu’à l’issue de ces trois minutes, s’il fait un sans-faute, il va recevoir sa paye, il va pouvoir manger !
Il y a là un rapport immédiat entre le travail et sa récompense. Le producteur paie une misère, mais tout de suite. Et l’acétate jouera ce soir même dans un Sound System : le chanteur s’estime satisfait. Puis il découvrira que le producteur exploite son titre à l’étranger, et que sans contrat, il n’a aucun moyen de toucher ses droits... Commence alors une autre forme de travail : apprendre à lire les contrats. L’écrivain et réalisateur Perry Henzell (The Harder They Come) dit que Bob Marley refusait de signer un contrat avant de l’avoir tout compris. Imaginez la tête des avocats. Mais Bob n’avait pas peur de travailler, « Bust dem shirt » comme dit une de ses chansons (« faire craquer sa chemise », remonter ses manches). Le contrat ne le satisfaisait pas ? Il retournait au village planter son maïs. Le reggae, inconnu des jeunes Blancs, n’arrivait pas à pénétrer le marché ? Marley, au début des années 1970, s’attelle à une tournée de 72 interventions pédagogiques dans les collèges anglais. Sans parler des répétitions qu’il prolonge jusqu’à point d’heure, mettant les musiciens à bout. Travail, travail...
C’est cette capacité d’effort surhumain qui a mis la Jamaïque sur la carte : celle de ses chanteurs, de ses sportifs, de ses intellectuels. Qu’une petite île d’à peine plus de deux millions d’habitants ait produit tant de grands hommes, de Bookman (déclencheur de la révolution haïtienne) à Bob Marley, de Marcus Garvey (plus grand leader noir de tous les temps) à Usain Bolt, « l’homme le plus rapide du monde », cela dit bien l’acharnement au travail des natifs de l’île. Pourtant ce n’était pas gagné d’avance : la population jamaïcaine a une très mauvaise image du travail.
Il y a à cela des raisons historiques évidentes. 92 % des Jamaïcains sont des descendants d’esclaves, et dans la vieille imagerie, le travail, c’est le maître avec son fouet. Le tripalium dirions-nous, la torture. Mais le fouet n’a jamais réussi à dompter l’esprit de cette île, et c’est ce qui fait sa force aujourd’hui.
Une raison expliquerait, selon les historiens, le caractère rebelle des Jamaïcains : les Africains que l’on vendait à la Jamaïque, première escale américaine des bateaux d’esclaves, étaient les plus forts et les plus turbulents. Il fallait s’en débarrasser avant d’atteindre les marchés de Virginie ou de Louisiane où l’on était plus exigeant. La Jamaïque, elle, n’avait qu’une très petite population blanche, et peu de besoins en gens de maison, en nègres soumis. Les esclaves étant destinés exclusivement aux plantations, la force physique était le principal critère ; les colons anglais n’avaient pas à craindre pour leur famille ou leur personne, car ils ne venaient que très rarement sur leurs domaines, préférant en confier la gestion à des contremaîtres sans états d’âme. Ces contremaîtres blancs avec leur fouet n’avaient pas cette fascination douteuse qui fit, parfois, assimiler le Blanc à un demi-dieu ; ce n’étaient que des aventuriers, des hommes brutaux que les esclaves craignaient mais ne respectaient pas. Tout concourait à démontrer l’injustice de leur pouvoir, la bestialité de leurs manières. Aussi en 1838, lorsque l’abolition de l’esclavage, décrétée en 1834, prit effet en Jamaïque, personne ne voulut plus travailler sur les plantations. On eut beau essayer de retenir les travailleurs pour une période de quatre ans d’ « apprentissage » chichement rémunéré, rien à faire. Dès qu’il est libéré, l’esclave part sur les routes à la recherche d’une nouvelle vie. Son problème, c’est que toutes les terres appartiennent aux colons, ou à la Couronne. On ne lui a pas donné, comme on l’avait promis à ses frères américains, « 30 acres et une mule ». Où peut-il aller ? Son rêve est de retourner en Afrique, et quitter l’île, c’est déjà un pas dans la bonne direction.
Pour cela il lui faut pactiser avec le diable, s’enrôler dans l’armée coloniale, le British West Indian Regiment. Il restera prisonnier d’un système qui ne rend pas justice au mérite, et maintient le Noir au bas de l’échelle. Les 11 000 engagés volontaires jamaïcains de la guerre de 14-18 se sont vus réduits à creuser des latrines et à charrier des munitions, sous le feu de l’ennemi mais sans la gloire qui s’attache au combat actif. Celui qui a la chance de revenir de la guerre ira grossir la petite frange, fâchée mais soumise, qui est en train d’ébaucher un embryon de bourgeoisie noire.
S’il trouve de l’embauche sur un bateau, il peut émigrer, partir bâtir le chemin de fer du Costa Rica ou le canal de Panama, comme le feront plus de 30 000 jamaïcains au tournant du XXe siècle. Ceux qui reviendront témoigneront de l’existence d’une Babylone moderne, un système d’esclavage différent, mais aussi révoltant que l’ancien.
La grande majorité des ex-esclaves, cependant, n’a pas les moyens de partir, et pour survivre elle n’a que deux choix : retourner sur les plantations, où l’esclavage a seulement changé de nom, ou cultiver de quoi manger. Il existe bien un territoire, dans l’intérieur de la Jamaïque, qui a déjà un statut indépendant : celui des Marrons, esclaves fugitifs qui l’ont gagné de haute lutte au cours de décennies de guérilla. Mais ces Marrons n’ont pas la cote auprès des esclaves : comme l’exigeait le contrat passé avec les Anglais, ils sont devenus chasseurs d’esclaves fugitifs pour le compte des colons.
Ce sont les Baptistes, déjà très liés aux luttes d’émancipation, qui vont les premiers s’attaquer à ce problème de la terre. Bien que chrétiens, ils voient en la Bible l’histoire d’un peuple emmené en esclavage – ce pourrait être le leur - et souscrivent aux aspirations identitaires des Africains. Ils collectent les économies de la communauté pour acheter des domaines abandonnés, qu’ils partagent ensuite entre leurs ouailles : ce sont les free towns, les villages libres. Chacun y exploite son lopin, et récolte en conséquence. Pour la première fois, travailler a un sens.
La reconstruction de l’identité passera, dans tout ce début du XXe siècle, par une reconstruction du sens du travail. Il faut travailler, non pas seulement pour être un citoyen utile et accepté comme le voulait Booker T Washington, mais pour s’emparer du pouvoir de production, du pouvoir économique, et finalement du pouvoir politique. Tel était du moins le projet de Marcus Garvey.
Pendant ses années aux Etats Unis, le grand leader jamaïcain mit en place de nombreuses entreprises (buanderie, magasins, chaîne de restaurants, et pour finir la fameuse Black Star Line, une compagnie de navigation), prouvant ainsi aux Noirs qu’ils pouvaient prendre les commandes et travailler à leur propre profit. Mais Garvey ne mettait pas en cause les fondements du système économique. Il lui suffisait que les Noirs accèdent au pouvoir. Il lui suffisait Obama.
En 1927, Garvey, déporté des États Unis, est de retour en Jamaïque. Il n’est pas le seul. Une petite mouvance de voyageurs, d’émigrés rentrés au pays, souvent d’ex-garveyites, est en train d’émerger. Ils ont travaillé sur les bateaux, les chantiers et les champs de bataille, ils ont une vision à l’échelle du monde et analysent le fonctionnement de l’économie. Influencés à la fois par les prédicateurs d’un Millenium noir et par la pensée marxiste, ils sont bien décidés à ne pas retomber dans l’esclavage de ce qu’ils appellent « Babylone » : le système capitaliste mondial. Le sens de la Bible, livre d’esclaves, avec sa revanche finale, l’Apocalypse, a pris pour eux une signification très réelle : ils attendent l’effondrement de tout le système, l’Apocalypse du capital.
C’est de cette petite mouvance qu’émergera le mouvement Rasta. En 1939 Leonard Howell, un marin jamaïcain qui a fait plusieurs fois le tour du monde, crée la première commune rasta au Pinnacle, un vaste domaine sur les hauteurs de Spanish Town, l’ancienne capitale. Howell est un ancien garveyite de New York déporté des Etats Unis pendant la Grande Dépression. Sa commune accueille beaucoup de femmes et d’enfants affamés qui n’ont nulle part où aller, mais aussi des gens qui lisent, qui voyagent, des insoumis. Le projet est de travailler le domaine et d’y vivre à l’écart du système colonial. En quelques années, le village regroupera près de 3000 personnes, « pauvres mais heureux » assurent les survivants. Les mots d’ordre du leader : « Travail ! » « Autosuffisance ! » « Mode de vie naturel ! » On produit toutes sortes de fruits et de légumes, du charbon de bois, de la ganja, on fait des chaussures, des vêtements, bientôt on ouvre une boulangerie, on distribue du pain en camion... Howell pense même à battre monnaie : il prétend rompre tous les liens qui l’enchaînent encore à Babylone. Pendant 18 ans, en pleine situation coloniale, les milliers d’adeptes jouiront de cette autonomie de fait, dont le fils de Howell dira : « Le Pinnacle est la preuve que, sans ingérence extérieure, les gens peuvent très bien se gouverner eux-mêmes. »
Mais il faut travailler. Au Pinnacle, Howell emploie tout le monde à construire, planter, brûler du charbon de bois. On sait pourquoi on le fait : pour soi-même. Chacun est son propre maître. Parfois quand on a fait de bonnes affaires on apporte une enveloppe au leader, mais Howell n’a pas d’amour pour l’argent du système. Il lave les billets et les met à sécher, et parfois il laisse le vent les emporter. « Dieu fait sa distribution », dit-il.
D’autres lui offrent simplement leur travail. Pour un de ses anniversaires, quelques adeptes ont cultivé en cachette la parcelle 6, sur la colline en face, et ils lui apportent la moisson : plusieurs sacs de ganja. Ils n’ont rien à lui donner que leur travail ; en échange Howell leur garantit un lieu à l’abri du système, la protection, la dignité, et la foi en eux-mêmes. Ils bossent dur, mais ils se sentent comme des rois.
Pendant 18 ans le Pinnacle, état dans l’état colonial, travaillera à former une jeune génération pacifique mais sans peur, imperméable à toute manipulation. L’administration coloniale ne peut plus tolérer cette communauté qui la tient en échec et donne un mauvais exemple. Le Pinnacle est définitivement rasé en 1958 ; Howell a fait de longs séjours en prison et il est mort en 1981. Mais la leçon d’autosuffisance par le travail est restée.
Les Rastas ne sont pas la seule communauté qui ait fait du travail un outil de rédemption - c’est même la tarte à la crème des exploiteurs de tout poil, les « travaillez plus pour gagner plus ». Mais l’originalité de la démarche rasta tient à ce qu’ils font une nette distinction entre le travail pour un patron et le travail pour eux-mêmes. Le travail qui a un sens et celui qui n’en a pas. C’est d’ailleurs ainsi que l’avocat rasta Miguel Lorne résume la position des Rastas : « Éviter à tout prix de travailler pour ou avec Babylone ». Ne pas contribuer à l’Infâme. Tout autre travail est vertu.
Si les rapports de production sont des réalités matérielles, quantifiables, le sens ne l’est pas. Il relève de la psychologie, de l’identité, du but poursuivi personnellement. Le sentiment que notre vie à un sens, que notre travail sert à quelque chose, semble être une denrée aussi indispensable à l’être humain que le pain. Pour les annihiler moralement, les Nazis faisaient faire un travail inutile aux prisonniers des camps de concentration. Aujourd’hui beaucoup de jeunes ont l’impression que leur vie n’a pas de sens, et certains n’hésitent pas à aller la risquer en Syrie pour lui en donner un.
Peut-on sérieusement travailler, étudier, si ce que l’on fait nous paraît inutile ou absurde ? C’est pourtant ce que beaucoup de jeunes des pays industrialisés ressentent : ils font des études qui ne les intéressent pas pour construire une société dont ils ne veulent pas.
Ils forgent leurs propres chaînes.
Mais si les jeunes n’ont pas fait d’études ils n’ont pas appris non plus à se soumettre à l’exploitation. Pendant des siècles, les esclaves ont nourri la Jamaïque, tout en amassant de fabuleuses fortunes pour leurs maîtres anglais : le servage aboli, la modeste ambition de manger ne devait pas poser de problème. Ils n’ont pas peur de la pauvreté et du dénuement, qu’ils ont toujours connus ; et parce qu’ils n’ont pas peur ils n’acceptent pas d’être exploités. La liberté a trop de prix. Aux emplois de Babylone ils préfèrent leurs propres entreprises, si modestes soient-elles : cultiver des ignames dans les ravins inaccessibles, fondre des marmites avec les déchets d’aluminium, tricoter des écharpes, fabriquer des bijoux, concocter des médicaments traditionnels, composer des chansons. Babylone est en train de s’effondrer, n’allons pas lui prêter main-forte. Même la Banque Mondiale n’a pu les y contraindre – elle a bien essayé dans les années 80 en créant des « free zones » où les multinationales exploitaient le Jamaïcain au rabais, mais l’expérience a été désastreuse. Rester en dehors du système demande un énorme sacrifice, mais les Rastas ont survécu, le ventre creux. Une vieille survivante du Pinnacle me disait : « Tu sais de quoi on s’est nourris tout ce temps ? De chants de rédemption ! »
Les femmes, cependant, réagissent différemment – peut-être n’ont-elles jamais eu le temps de se déshabituer du travail ! Elles sont les piliers de la famille et de la société jamaïcaine, elles ont été les fondatrices du Pinnacle, elles occupent 67 % des bancs de l’Université et grignotent peu à peu de la visibilité, notamment au gouvernement. Le Premier Ministre, Portia Simpson-Miller, est une femme. Ce sont elles qui, généralement, ont la responsabilité des enfants (un autre héritage de l’esclavage) et elles ne peuvent pas les nourrir QUE de chants de rédemption. Cela fait d’elles des proies faciles pour un employeur sans scrupule. Aujourd’hui encore, des milliers de mères de famille sont obligées d’accepter un emploi où elles lavent, cuisinent et s’occupent des enfants du patron nuit et jour pour un salaire de 200 euros par mois. Leurs propres enfants sont laissés à une parente, ou à l’un de ces pensionnats religieux où ils apprendront un métier. Ce sont d’ailleurs des institutions comme l’Ecole Alpha – à la fois orphelinat, pensionnat, maison de redressement, conservatoire de musique et collège technique – qui ont le mieux incarné le Rédemption par le Travail telle que la concevaient les Chrétiens : un travail idéalisé, au service du système. Les mères leur confient leurs enfants pour qu’on les dresse dans les principes de Babylone, qu’on leur apprenne à travailler, à supporter l’oppression. Mais pour un ado, le temps des Bons Nègres est passé ; la perspective de travailler pour un salaire misérable dans les structures de Babylone manque d’attrait. Comme me disait l’un d’eux, « Je gagne plus que mon instit’ en vendant de l’herbe aux touristes. Qu’est-ce que j’irais faire à l’école ? »
Le problème, ce sont ces enfants sans avenir, sans outil de réflexion, ballotés par les rêves « de sang et de soie » des stations américaines. Ils n’ont retenu de Garvey que le culte du pouvoir et de l’argent, celui de leurs poings, de leurs AK47, de leurs gangs. Le travail c’est les trafics, de vieilles techniques de marronnage où la survie est à force de patience, de courage, de rapidité, d’imagination, de sens du secret et de la loyauté... et de muscles. Ils n’ont retenu de la Bible de leur mère que l’exhortation fameuse, celle qui s’affiche au mur de toutes les baraques des campagnes : « The Lord is my light and my salvation, who shall I fear ? » (Dieu est ma lumière et mon salut, de qui aurais-je peur ?) N’avoir peur de rien, c’était aussi la devise de Garvey. Les films américains ont ajouté le culte de la cruauté, de l’insensibilité. Pour contrôler le quartier on fignole dans l’horreur, on met une balle dans la tête d’un bébé dans les bras de sa grand-mère, on brûle une maison de retraite avec ses occupants. Le Shower Posse, le plus célèbre des gangs jamaïcains de la cocaïne, serait responsable de plus de 200 assassinats rien qu’aux États-Unis ; quant à la Jamaïque, le chiffre des morts violentes avoisine régulièrement les 1500 par an.
Comment sont nés les gangs, cette malédiction qui déchire la Jamaïque ?
Leur histoire, là encore, est directement liée à la distribution du travail.
Depuis les troubles de 1938 et l’instauration en 1944 du suffrage universel, deux partis s’affrontent pour le pouvoir, le PNP (People National Party, socialiste) et le JLP (Jamaican Labour Party, libéral pro-américain). En cas de victoire, chaque camp promet à ses électeurs des emplois dans les brigades de nettoiement ou sur les chantiers municipaux. Le financement de tous les grands travaux, comme par exemple le percement du Sandy Gully, le canal titanesque qui draine tout Kingston Ouest, ou la construction du lotissement de Trench Town, sert à récompenser les électeurs du parti vainqueur : c’est le Pork Barrel, le système de corruption électorale. Les élections sont sanglantes, car lorsque le pouvoir change de main, les emplois aussi. Les jeunes, tributaires du politicien qui distribue les emplois, sont des guerriers à sa botte. Au début des années 70 on s’affronte avec des manches de pioche et des frondes. Lorsque la CIA, qui veut déstabiliser le pays du non-aligné Michael Manley, introduit les armes dans le ghetto, la lutte entre dans une phase sanglante. « On ne te donne pas un travail, on ne te donne pas à manger, on te donne une arme », explique un ex-homme de main. Les quartiers se replient sur eux-mêmes, deviennent des zones de non-droit où le leader est prêt à tout pour maintenir son pouvoir. Ou peut-il trouver les armes et l’argent nécessaires ? Au trafic de ganja succède celui de la cocaïne, en liaison avec les cartels sud-américains. Bientôt la Jamaïque devient une plaque tournante pour l’Europe et les États-Unis. Des gangs locaux, dont le Shower Posse, inféodé à l’ex-premier ministre Edward Seaga, prend racine aux Etats Unis et s’empare des territoires des gangs américains ; l’atrocité de leurs méthodes terrorise les concurrents. Pourtant l’enjeu est le même que toujours : nourrir la communauté au pays, qui en retour idolâtre les grands « dons » de la cocaïne, les seuls à pouvoir payer les factures d’hôpital et la scolarité des enfants. Dans ces conditions, la population est achetée. Le sens du travail est perdu. Que peut-on faire ?
La violence chasse les touristes et les investisseurs, et le FMI et la banque mondiale ont imposé à la Jamaïque d’ouvrir son marché aux surplus frelatés de l’économie américaine, tuant les entreprises locales et mettant encore plus de travailleurs à la rue.
A la télévision, des notables s’interrogent gravement, comment neutraliser les gangs, remettre tout ce monde au travail ? On a envie de leur crier : « Payez vos bonnes ! » Ce n’est pas en lâchant l’armée sur les ghettos que vous règlerez le problème. La Jamaïque a une population talentueuse, capable d’effort et d’exploits, mais exaspérée par l’injustice des rapports de travail. Devant ce rebelle qui exige ses droits, toutes les portes de l’emploi se ferment. Aujourd’hui les multinationales lui préfèrent les Asiatiques, plus dociles, et des Indonésiens ou des Bangladais remplacent le personnel Jamaïcain des free zones. Le Jamaïcain est-il devenu inemployable ?
Les Rastas voudraient changer cet état de fait, mais ils ne croient pas à la prise du pouvoir par les armes, ni par la politique. Ils ont toujours refusé de jouer le jeu bi-partite, qui déchire le pays au lieu de l’unifier. Ils savent que le système va immanquablement imploser, mais, comme le remarque le chanteur Max Romeo, cela peut prendre 200 générations. En attendant, il faut bien survivre, contourner, se faufiler dans les mailles de Babylone. C’est une vision marginale – toute l’humanité ne peut pas vivre dans les marges – mais il y a en elle quelque chose qui nous intéresse tous : la manière dont les habitants des ghettos jamaïcains ont réussi, sans support matériel, à préserver leur intégrité morale. La rédemption d’autres peuples ou minorités est souvent passée par leur accès à l’emploi, à la réussite matérielle. Pas les Rastas. Depuis bientôt un siècle ils refusent de plier devant le système. Plutôt que de céder au chantage des employeurs ils préfèrent supporter la faim, plutôt que de retourner en esclavage ils renoncent au confort et aux tentations de la société de consommation. D’où tirent-ils ce courage ? Qui leur a insufflé cette inébranlable assurance en leur valeur ?
Il s’agit, là aussi, d’un travail. Reconstruire, rassurer, réinventer l’histoire, la culture, se réapproprier son destin : voilà à quoi s’occupent les rebelles jamaïcains depuis l’époque de la Grande Dépression. Tout le temps qu’ils ne passent plus sous la menace du fouet ils le passent à réfléchir. Leur pratique de « reasoning » (débat) s’appuie sur la lecture de textes, le commentaire de l’actualité, mais aussi sur les tambours. Count Ossie, le génie du repeater (tambour soliste des batteries rasta), explique comment la pratique du tambour permet aux idées de se décanter et aux solutions d’apparaître. Les grounations, soirées où se succèdent discussions et tambours, permettent aux participants de recréer l’harmonie et le sens dont l’histoire les a privés. Le rythme de base, joué par les funde, c’est celui du cœur. Sur sa pulsion les voix rudes s’élancent, les repeaters se libèrent, et le fils d’esclave renaît. Lavé de siècles d’oppression. Lavé de toute peur. Who shall I fear ? Il se dégage de ces fêtes une force spirituelle qui évoque nos religions – d’autant que beaucoup de chants sont des hymnes chrétiens recyclés ou des psaumes, comme le fameux Rivers of Babylone – mais ne nous y trompons pas. Rastafari n’est pas une religion au sens que nous lui donnons en Occident. Ce n’est pas la soumission à une interprétation unique du monde, l’acceptation inconditionnelle de ses lois. Le sentiment religieux qui anime Rastafari est plus proche de la pensée indienne que de la pensée chrétienne, explique le professeur Ajai Mansingh, historien de la communauté indienne de Jamaïque. C’est un mode de pensée où le divin et l’humain s’entrelacent, ou la divinité imprègne chaque atome, s’exprime dans chaque geste. Un geste contaminé par la peur ne peut pas être beau. Le geste libéré du batteur dénoue les entraves, fait jaillir le sens, le désir.
Les vieux Rastas appelaient cela « one love » : l’énergie de l’amoureux, mais sans objet précis. Maintenir le flow de cette énergie devient leur préoccupation constante. Contre l’humiliation et la haine, contre le claquement du fouet et tous les « uniformes de brutalité » ils dressent le rempart d’un optimisme sans faille, cet amour qui, comme dit Alfred Jarry, « n’a pas d’objet ».
L’attitude rasta prend un sens nouveau en cette période de montée des intégrismes. Les jeunes nourris de reggae tombent plus difficilement dans les filets des djihadistes, car ils ont appris à penser par eux-mêmes et à agir selon leur conscience. Aussi jouent-ils un rôle pacificateur dans les crises, notamment en Afrique. Certains gouvernements en ont pris conscience, et changent d’attitude à leur égard. En Côte d’Ivoire, où le reggae est la musique la plus populaire, le ministre d’état Moussa Dosso finance depuis deux ans un grand symposium rasta doublé d’un festival reggae, qui consolide la paix encore un peu branlante au sortir des massacres ethniques. Un peu partout une nouvelle image du Rasta est en train de voir le jour, plus positive, comme au Burkina Faso où un DJ et un chanteur rasta sont à l’origine du Balai Citoyen, le mouvement qui a chassé Blaise Compaoré, le leader corrompu.
Le mouvement change lui aussi. La frange la plus religieuse est passée de mode et nombreux sont les Rastas à rappeler que Rastafari n’est pas une religion. Cela simplifie les relations avec tous les jeunes, qu’ils soient musulmans ou chrétiens, athées ou animistes. Rasta est en train de se démarquer du pur mysticisme pour reprendre sa signification originale, essentiellement sociale et politique : celle d’une « Apocalypse du capital ». Mais on peut parier que les media du système ne mettront guère d’enthousiasme à propager cette nouvelle vision. On se demande pourquoi.