des idées derrière la tête
« Disons les choses plus crûment : est-ce que j’ai envie de voir transformer la France en un pays muséifié, mort ? en une sorte de bordel à touristes ? De faire un peu à la France ce que Bertrand Delanoë, ce génial précurseur, est en train de faire à Paris ? Sans hésiter, je réponds : OUI. » Michel Houellebecq, Ennemis publics.
Il est de bon ton de tomber sur Houellebecq à bras raccourcis, comme si la bonne tenue l’exigeait, pour ensuite en assurer la notoriété — M.H., cela ne date pas d’hier, doit arriver en bonne place parmi les écrivains français les plus célèbres. Contrairement à B.H.L., son comparse en complainte, prosateur m’as-tu vu bien connu lui aussi, l’homme ne ressent pas le besoin de se promener en costume sombre sur des gravas libyens couleur sable pour s’exhiber dans le chaudron de l’Histoire-en-train-de-se-faire.
HOUELLEBECQ + BHL / ENNEMIS PUBLICS = COURONNÉS PAR LEUR ÉPOQUE (Trouvez l’erreur)
Il faut bien reconnaître qu’entre Houellebecq et l’esbroufe la distance est aussi vaste qu’entre Sade et la conception puritaine de la vertu, Nicolas Sarkozy et le sens du bien commun ou François Hollande et le socialisme révolutionnaire.
Spectateur d’un monde désenchanté, l’écrivain se tient en retrait, éloigné de la tentation d’engagement, avec au visage ce fin sourire intimidé de furtif carnassier sous calmants. Cette position d’observateur timide et froid, un peu lâche (c’est lui qui l’écrit, mais sans doute est-il lâche comme tout le monde, sans plus), porte chance à l’écrivain entomologiste, le plus sociologue des romanciers si l’on en croit les commentaires jetés dans la presse à l’occasion de son récent Goncourt.
Confondre l’homme et l’œuvre, donc, est à son égard monnaie courante. Même son subalterne collègue, l’histrion Frédéric Beigbeder, semble donner raison à ce réflexe : « Dans la vie, les artistes sont parfois différents de leur travail ; pas lui. Le plus houellebécquien de ses personnages, c’est lui ; raison pour laquelle ils s’appellent parfois Michel, et finalement Michel Houellebecq (dans le dernier). » (Cf. « Houellebecq, portrait d’un iconoclaste », Le Figaro.fr du 12/11/2010.)
Michel Houellebecq alimente de son côté la confusion. A l’occasion des entretiens qui suivirent son obtention du prix Goncourt, l’« écrivain national », fameux-fumeux-fumeur, tint des propos sur France Inter (déjà exprimés dans le duo d’Ennemis publics) qui emballèrent un instant la toile Internet. Ô scandale !
« Je ne suis pas pour l’action politique, au fond. (...) Je ne suis pas un citoyen et je n’ai pas envie de le devenir. On n’a pas de devoir par rapport à son pays, ça n’existe pas. Il faut le dire aux gens. (...) On est des individus, tous, pas des citoyens ou des sujets. (...) On n’a aucun devoir par rapport à son pays. (...) La France est un hôtel, pas plus. »
Petite provocation suivie d’une charge sur les politiques répressives de santé publique, cette déclaration d’apathie politique est celle d’un enfant perdu de 68, une sorte d’anar déçu, du coup dépolitisé, c’est-à-dire apparemment dé-collectivisé. Un anar taciturne qui aurait en horreur — par contrecoup d’un désespoir venu des origines — la vie en communauté baba cool et l’écologie new age. De cette période, il aurait toutefois (l’auteur ou ses personnages ?) conservé le goût pour les expérimentions sexuelles, actualisées sur le mode porno car, cher lecteur, vous avez découvert que la technologie sexuelle des romans de Houellebecq est bien souvent d’inspiration directement pornographique. Entre partouses, douches de sperme et doubles pénétrations, les allusions abondent. Quoi qu’il en soit, en affirmant considérer la France comme un hôtel et se considérer non comme un citoyen mais plutôt comme un usager, guidé par son degré de satisfaction, l’écrivain, plus qu’une provocation antipatriotique, déclara tout simplement sa parenté avec une figure typique de la postmodernité : le touriste, a-patriotique et anti-rien, personnage somme toute conventionnel d’un monde de consommateurs.
Aperçu dans sa subjectivité, le touriste ne s’envisage pas — ou plus — comme un citoyen, même si depuis quelques temps il se pique d’éthique (il est le seul à y croire). Le touriste, sauf accident, n’est plus le compatriote de ses semblables, l’équipier d’un même bateau assemblé bon gré mal gré par le partage d’un quotidien (un boulot, un quartier, une commune, une école, une association, une nation…). Cet individu, qui ne veut pas abdiquer (sauf exception : la sécurité) devant la contrainte collective qui vient brouiller son plaisir, se croit guidé par le seul souci de soi ou par celui de ses proches embarqués. De l’indigène, ce touriste préfère les clichés plutôt que la réalité. En dehors de leur folklorisation, il déteste généralement les réflexes traditionalistes qu’il considère comme des archaïsmes résiduels, autant de « caillots » discordants parmi les flux homogènes de la mondialisation libérale. Gâcheurs de plaisir. D’ici fusent les considérations critiques sur l’islam de l’anti-héros de Plate-forme, islam surgissant en fin de roman sous la forme de l’attentat anti-touristique, conformément à l’air du temps de l’après 11 septembre. Cette brutalité explosive dénote dans l’univers lissé du tourisme très organisé. L’enfer au paradis. Elle fait à proprement parler irruption, brusque retour de réel, destin frappeur brutalisant l’hédonisme du plaisir touristique d’un consommateur alangui parmi des fonctions sociales qu’il ne veut pas voir. La plupart du temps, le touriste ignore la main invisible des managers des dispositifs touristiques ; cette inconscience est d’ailleurs la condition pour que fonctionne l’enchantement des lieux. Ainsi va le touriste généralisé qui sommeille en chacun de nous, personnage banal de notre époque. Ce visiteur d’un jour ou de quelques-uns se déplace à la surface du monde en revendiquant cette superficialité qui lui autorise nombre de désinvoltures.
Faut-il parler du touriste ou des touristes ? Peu importe. Restons-en au niveau de l’idéal-type, figure générale dans laquelle chacun peut reconnaître quelqu’un, mais jamais parfaitement. Jamais dans la multiplicité des nuances du réel. Difficile en tout cas de ne pas reconnaitre dans l’œuvre houellebecquienne cet individu sans implication sociale, guidé par le soin égo-hédoniste qu’il espère apporter à ses frustrations ordinaires. Ce personnage incolore évolue dans un climat de lassitude générale qu’il recouvre de ses envies de délassement. Avec de tels objectifs, il apparaît évident que toute contrainte trop frontale est perçue comme trouble-fête. Or le touriste, ce qu’il veut de nos jours, c’est en profiter, s’éclater au maximum, se divertir sans emmerdements. Oublier un quotidien terne dans un décor sécurisé de l’industrie des services. Tous les services. Ce qu’il veut, ce touriste ordinaire, si banal, c’est même, à l’occasion, jouir de ses vices et, pour cela, le « bout du monde » (à Bangkok, Ibiza ou dans le camp retranché d’un hôtel-club) est idéal : loin des enquêtes de voisinage, il trouve sa « liberté ».
Délivré des couches de maquillage des « écrivains-voyageurs », Houellebecq illustre, à merveille me semble-t-il, le constat du sociologue Zygmunt Bauman. Celui-ci notait en effet, au fil de ses investigations à travers la postmodernité, que l’esthétique littéraire contemporaine traduisait régulièrement le point de vue touristique dans sa façon d’envisager et de dévisager le monde. Oui, l’œuvre houellebecquienne illustre ce constat éclairé avec une acuité toute… entomologique. Ou bien même…sociologique.
On pense immédiatement à Lanzarote et surtout à Plate-forme, roman-analyse du tourisme en général et du tourisme sexuel en particulier. La référence géographique crie son évidence dans La carte et le territoire (même si, en matière de déplacement, le G.P.S. remplace tranquillement la carte I.G.N.). N’oubliez pas le camping post-hippie, pseudo-métaphysique et libertin, des Particules élémentaires où se rencontrent des gens ordinaires, ou presque. Prenez même Extension du domaine de la lutte et vous verrez que ce cadre moyen, formateur dans une société d’informatique, adopte bien souvent le regard distancié, descriptif, d’un touriste désœuvré — qui serait quant à lui revenu de tout — circulant entre Paris, Rouen, Les Sables-d’Olonne et La Roche-sur-Yon. Scrutateur de décors fonctionnels et désenchantés, cet homme neutre d’apparence ausculte au passage les méandres de son propre rôle social ; extérieur à tout, il contemple sa vacuité comme celle de ses collaborateurs. Le libéralisme, explique-t-il en substance, c’est la lutte pour la conquête de l’argent ; c’est aussi la lutte pour la conquête du plaisir sexuel.
Cette théorie, Houellebecq la poursuit dans Plate-forme : le plaisir sexuel, les frustré(e)s des pays du Nord, grâce à l’argent qu’ils gagnent et qu’ils économisent temporairement, le trouvent chez les pauvres (et grâce à eux) des pays du Sud. Ces derniers, s’ils n’ont pas d’argent, possèderaient par contre la vitalité et la disponibilité sexuelle que les riches n’ont plus. Devenu encore plus riche une fois parvenu chez les pauvres, l’Occidental peut s’offrir son petit plaisir quotidien. Et profiter d’un statut économique revalorisé par la différence des niveaux de vie. Partir au Sud revient à considérer la géographie comme partie prenante d’une « auto-promotion éphémère », comme dirait Mimoun Hillali. De son champ d’observation marocain, ce trouveur clairvoyant l’a bien vu lorsqu’il explique que pour beaucoup faire du tourisme dans les pays du Sud sert de « gratification » et de « revanche sur son milieu habituel ». Le tourisme sexuel s’inscrit de manière emblématique dans ce que le chercheur désigne par la formule lapidaire : « défoulement des nantis et refoulement des démunis ». Ainsi s’échangent les misères entre Nord et Sud ; dès lors le tourisme actuel se présente telle l’expression d’une contrainte et d’un manque. Mais tout cela est d’ordinaire confusément vécu, jamais clairement perçu. Fini l’illusion de liberté.
Pour qui sait lire, la fiction chez Houellebecq formule une théorie de l’échange généralisé fondée sur une économie de la frustration dans un monde capitaliste dévitalisé. Le tourisme entre de plain-pied dans ce contexte. Il dresse les décors adéquats pour que cette gestion des désirs puisse se déployer avec le plus d’efficacité possible, dans une bonne humeur apparente et commerciale, mais malgré tout campée sur un fond racialiste animé de clichés scabreux. « Chaque lieu touristique, remarque Marin de Viry, fin connaisseur de l’homme et de l’œuvre, est un système d’attirance, d’agrégation et de gestion de particules hilares élémentaires ». Le tourisme organise le défoulement des fatigués. Il contribue à artificialiser le contenu d’existences qui, en dehors de la consommation et de ses impératifs souvent exogènes, n’en ont plus guère. Extension du domaine de la lutte, certes, mais les lutteurs sont dépressifs et du coup manquent d’ardeur. Le rire n’émerge, dans ce contexte, que comme une médecine compensatoire. Les patients font semblant, entretiennent l’illusion, histoire de ne pas sombrer sous les assauts de la lucidité froide : « Nous avons besoin d’aventure et d’érotisme, car nous avons besoin de nous entendre répéter que la vie est merveilleuse et excitante ; et c’est bien entendu que nous en doutons un peu » (Extension du domaine de la lutte).
En dévoilant les coulisses socio-psychologiques de cette parade (nuptiale, presque), Houellebecq, bien sûr, contribue à en briser l’enchantement, à en défaire le charme. Ce charme dont bien des spécialistes se complaisent à analyser les bienfaits pour mieux les vanter, du haut d’une expertise évidemment objective. Ceux-ci nous assurent même que critiquer le tourisme est une attitude régressive et réac’ qui ne peut conduire qu’à l’obscurantisme le plus sordide. Le tourisme, c’est bien connu, repose sur le bonheur partagé de la rencontre, le respect entre les peuples, la production et le partage équilibrés des richesses. Le tourisme ou l’industrie du Bien, patrie saisonnière d’Homo Festivus, pour emprunter les termes de Philippe Muray.
Comment pardonner à Houellebecq de mettre des bâtons dans les roues de cette entreprise d’enjôlement ?
Le tourisme se répand virtuellement partout. Le touriste c’est lui ; les touristes c’est nous.
Si j’osais, je risquerais même une psychanalyse de comptoir, décelant dans l’attention touristique de l’écrivain un atavisme contrarié venu du croisement entre un papa moniteur de ski et guide de haute montagne, éternel outsider (notamment parisien chez les montagnards), et une maman globetrotteuse, égoïste et, semble-t-il, maternellement irresponsable et idéologiquement erratique — entre communisme, bouddhisme et je-ne-sais-quoi.
Il faut en convenir : Houellebecq est l’écrivain par excellence de son temps. Il existe à la hauteur de son époque. Ni plus haut, ni plus bas, il l’envisage seulement d’un peu plus loin. Excellent « recorder » (comme il dit), son époque, il l’ausculte de loin et lui parle de près. Et, sans préméditation (peut-être), le voici capable de lui faire perdre la face. Oiseau et ornithologue, il décrit précisément les mœurs et les états d’âme de ses ressortissants. C’est sans sourciller qu’il en révèle les aspects les plus délétères mais aussi les plus touchants.
C’est parce que le public est frappé frontalement en voyant son propre visage, blême et défait, dans le miroir élucidé des particules élémentaires, ou sur la plate-forme de la hotline de ses désirs exotico-érotiques, que les livres de M.H. provoquent autant d’émotions féroces ou, c’est selon, d’admirations acharnées. Ce n’est pas tant du cynisme que de la franchise, même s’il s’avère bien délicat de situer l’écrivain sur l’échelle allant de la complaisance à la critique sociale. Le trouble vient de là, de cette ambiguïté constitutive de l’œuvre, inhérente à son auteur, aussi. L’écrivain en assure d’autant son pouvoir de fascination, non seulement sur le public mais encore sur la société toute entière. Alors oui, ou plutôt non, gardons l’adjectif : cynique, quand même.
Je ne sais si Houellebecq est un grand écrivain, mais il en est assurément un bon. Il mérite son succès, sans que l’on puisse déjà deviner s’il survivra à son temps autrement que comme son documentaliste émérite. Déguisé en liquidateur d’une civilisation moribonde et fatiguée.
Hypocrites, ne criez pas au scandale tout en achetant le dernier Houellebecq !
© photographie vgm8383/Flickr
Références bibliographiques :
Zygmunt Bauman, La vie en miettes, Hachette-littératures, 2010. Marin de Viry, Tous touristes, Flammarion, 2010. Mimoun Hillali, Le tourisme international vu du Sud, Presses de l’Université du Québec, 2003. Bernard-Henri Lévy & Michel Houellebecq,, Ennemis publics. Flammarion/Grasset, 2008. Michel Houellebecq, Extension du domaine de la lutte, Maurice Nadeau, 1994. Lanzarote, Flammarion, 2000. Plate-forme, Flammarion, 2001. Les Particules élémentaires, Flammarion, 1998
Merci Rodolphe pour ce texte réjouissant et précis. Les romans de Houellebecq laissent, c’est vrai, cette impression déprimante, se voir malade, "blême et défait" dans un miroir - à peine déformant. Merci aussi pour avoir su parler de MH sans tomber dans l’anathème, la caricature ou le moralisme. DK