des idées derrière la tête
Dans les années 1950-1970, sur la lancée des Oppenheimer et autres sorciers de l’atome, plusieurs groupes de chercheurs de différents pays entreprirent de domestiquer la bombe. Ils affichaient tous une seule et identique intention : fournir de l’énergie illimitée à l’humanité. Selon eux, la science peut tout résoudre. Même si l’on ne sait pas diminuer la période de vie des éléments radioactifs et bien que certains théoriciens démontrent l’impossibilité d’une telle opération, on peut accumuler des éléments radioactifs sur la planète sans grand risque – ou alors, le jeu en vaut la chandelle. La pensée unique le proclame : les déchets nucléaires ne sont pas un problème !
À Cadarache, les nucléophiles français les entreposèrent dans de vulgaires bidons. Un fossé en forme de trapèze inversé de moins de dix mètres de profondeur, un petit tapis de gravier ou de sable au fond, et hop : on empile les fûts de déchets radioactifs, sur lesquels les scientifiques bombent au pochoir un numéro d’identification. Puis, on recouvre d’un mètre de terre le fossé rempli de ces braves bidons bourrés de césium 137 ou de strontium 90, et on oublie…
En 2011, l’Autorité de Sûreté Nucléaire a publié, dans sa revue Contrôle (n° 190), une photographie de ce centre de stockage. C’était donc bien vrai : l’une des principales décisions de l’humanité depuis qu’elle se dit Homo sapiens est le fait d’un groupe d’attardopithèques savants mais fous, qui ont laissé à l’abandon ces bidons emplis d’un cocktail mortel. Les fossés de Cadarache sont totalement radioactifs, les numéros bombés sur les bidons ont été effacés par le temps, et une nouvelle génération d’attardopithèques cherche maintenant à imaginer ce qu’ils renferment pour savoir quoi en faire. Les traitements qu’ils devront subir une fois identifiés sont en effet très différents selon qu’il s’agit de déchets hautement ou peu radioactifs, à durée de vie brève ou longue… On se croirait dans un très mauvais film de science-fiction ou chez les staliniens de Tchernobyl, mais non, c’est la sinistre réalité du nucléaire démocratique français.
Le tsunami de 2011 au Japon n’est pas la cause du désastre de Fukushima, pas plus que le tremblement de terre : ces déchaînements naturels ne servirent que de simples révélateurs. Fukushima est un événement politique bien plus que scientifique, industriel ou social – et absolument pas naturel. C’était déjà évident à Tchernobyl, où la caste stalinienne reste tenue pour seule responsable du désastre. Pourquoi pas à Fukushima ? Parce que le Japon se prétend une démocratie ? La destruction de Fukushima met une nouvelle fois en évidence l’orgueil de la toute-puissance technologique.
Pourtant, ce thème archi-rebattu finit par éclipser la véritable question, fondamentale, celle du pouvoir. À qui confions-nous le pouvoir ? Pour en faire quoi ?
Les discussions entre experts nous éloignent toujours plus des véritables enjeux. Quel intérêt de discuter pendant des lustres si le tremblement de terre a provoqué le désastre, ou est-ce le tsunami ? Ni l’un ni l’autre ! Le désastre a été provoqué un demi-siècle plus tôt, lorsque la décision de propager le nucléaire dit civil et démocratique s’est imposée dans l’esprit des dirigeants et des masses, sans critique, sans aucune capacité à écouter la contestation et à la comprendre. Un demi-siècle est une nanoseconde à l’échelle de la planète ! En mars 2011, une pichenette de la Nature nous en a fait mesurer la vanité. Que cette pichenette soit un séisme ou un tsunami n’est vraiment que de l’ordre de l’anecdote. Que la technologie ait un coût qu’il nous faudrait accepter au nom de progrès futurs, encore inconnus, voilà bien encore une affirmation que nous avons trop perdu de temps à discuter. Pendant ce temps-là, le pouvoir renforçait sa mainmise sur nos esprits et notre capacité à penser enfin notre futur.
Frottons-nous les yeux et débarrassons-nous de nos œillères : les experts ne sont tels que par leur inconscience absolue de tout ce qui déborde au-delà de leur domaine d’expertise. En l’occurrence, les experts du nucléaire civil et démocratique ne sont guère experts, pas même dans leur propre domaine de compétence, car il faut être un champion de la pensée aveuglo-positiviste pour lancer un programme qui va produire des matières dangereuses pour des milliers d’années tout en ne sachant pas comment se débarrasser desdites matières… Il est vrai que le principe de précaution se trouvant tant vanté dans le discours officiel, il devenait possible d’opérer sans risque politique, aux antipodes mêmes de ce principe : il suffit d’entendre et de croire ; constater est inutile. Car le discours est, depuis quelques décennies, bien plus important que les actes. L’illusion a dompté le « réel », qui n’est plus qu’une sorte de prétexte, un argument pour un opéra. Tout se déroule sur scène, et nous en sommes les spectateurs.
Le réel, quel réel ? Un réel insensé : le nucléaire n’est jamais qu’à la pointe d’une aberration dans les décisions d’ampleur globale, aberration qui se généralise à la quasi-totalité des domaines, y compris limités et quotidiens. Ce ne sont pas des responsables qu’il faudrait chercher et juger, comme l’inventeur de la frontière-pour-nuage-radioactif, le curieux professeur Pellerin. S’acharner sur de tels porte-flingues n’est d’aucune utilité. Mieux vaut chercher à comprendre comment du pouvoir est confié à des décérébrés cyniques, mais civils et démocratiques.
L’inconscience tient lieu de politique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous sommes passés d’élites soucieuses de mener la reconstruction dans la compétition idéologique à outrance à des élites soucieuses de retrouver les voies bienheureuses de la destruction, toujours dans la compétition idéologique à outrance. Car la lutte idéologique n’a pas pris fin avec l’implosion du stalinisme en Union soviétique – implosion sans doute provisoire, soit dit en passant, car les conditions sont de nouveau réunies pour que de médiocres dictateurs et hommes d’appareil s’emparent du pouvoir dans un nombre considérable de pays, ce qui n’est pas pour nous rassurer par rapport au risque nucléaire immédiat.
Lutte idéologique, donc, au cœur même du capitalisme, des États, des entreprises globales et jusqu’aux autres secteurs de la société. Tous ou presque, nous servons ce système qui nous broie en acceptant de borner nos compétences citoyennes aux seuls domaines qui nous sont assignés. Nous acceptons la vision idéologique que nous servent chaque jour politiciens, journalistes et communicants de tous calibres : capitalisme contre islamisme ou toute autre idéologie « rétrograde » ; capitalisme libéral contre capitalisme vert ; réalisme positif contre utopies négatives (un seul réalisme positif contre une nuées d’utopies, toutes négatives !), et tant d’autres variantes de l’affrontement généralisé. Nous ne débattons que dans les cadres impartis ; en sortir devient complexe. On peut toujours se revendiquer de l’utopie, à nos risques et périls : certes, nous ne serons pas assassinés au coin du goulag ou de la prison de haute sécurité ; nous entrerons simplement dans le monde du silence, de l’oubli, de la mort sociale.
Le nucléaire fournit là encore l’exemple le plus parfait de cette acceptation des cadres du débat, qui est déjà, en soi, renoncement aux seules possibilités réelles de résolution de la crise. Europe Écologie Les Verts est l’incarnation de cette veulerie. La recherche de la participation au pouvoir à tout prix est l’erreur fondamentale qu’il ne fallait pas commettre. Car un parti qui se dit écologiste mais prêt à tout compromis, y compris gouverner avec des socialistes qui maintiennent le programme EPR, montre ainsi qu’être au pouvoir est plus important que de conserver sa liberté de parole et donner du poids à sa critique en ne la marchandant pas contre quelque strapontin ministériel. Plus important que d’empêcher le programme EPR en le retardant, en le critiquant, en en montrant toute l’inanité.
Devenir un parti de gouvernement l’emporte sur une politique de sortie immédiate du nucléaire. L’écologie devient un axe creux, susceptible de se prêter à toutes sortes de renoncements, de compromis, de corruptions électoralistes. Les Verts deviennent ainsi, comme les nucléocrates, ceux qui obscurcissent le débat, qui allument des foyers de diversion pour distraire le chaland du véritable objectif. Les Verts participent au gouvernement, les nucléocrates cultivent le mensonge ; les nucléocrates sont au gouvernement, les Verts cultivent le mensonge. Tout cela tourne bien puisque les gouvernements successifs s’accordent tous à propager le mensonge nucléaire !
En 1978, les Verts étaient pour la sortie immédiate du nucléaire ; en 1981, ils ont accepté la logique mitterrandienne du nucléaire socialiste et démocratique, puis en 1997 celle du nucléaire jospinien. En 2012, la boucle est bouclée : « Il faut fermer Fessenheim (oublions le reste, nous sommes au gouvernement). »
L’inconscience est la forme majeure de la politique moderne. Du moins l’inconscience du fondement des enjeux. Faire croire – ou croire soi-même – que Tchernobyl est dû aux incompétences staliniennes en matière scientifique ou que Fukushima est la conséquence d’un séisme majeur relève de l’inconscience. Flamanville est d’ores et déjà un désastre du même calibre que les accidents de 1986 et 2011 : leur cause commune réside dans la capacité accordée, dictatorialement ou démocratiquement, à des individus de prendre des décisions en temps de paix engageant l’ensemble de l’humanité, sans même les circonstances atténuantes d’une guerre à gagner. C’est dans le calme, la réflexion, et parfois même dans une atmosphère démocratique que quelques nostalgiques gâteux d’un pouvoir absolu décident pour nous.
Mais il s’agit d’une démocratie de représentation. Ce n’est surtout pas de dictature dont nous avons besoin. C’est cette représentation avec laquelle il faut en finir : ne plus confier nos destinées à des individus élus, qui ne sont pas tenus de respecter leur programme. EELV est un outil politique dans le cadre d’un système de démocratie de représentation. C’est donc forcément un mauvais outil, antidémocratique sur le fond. Le nucléaire pose à l’évidence la question de la représentation de la plus douloureuse des façons : comment se fait-il que nos représentants élus aient décidé de nous placer sous une menace mortelle, nous et nos descendants, pour des centaines de générations ?
Nous tardons à abattre ce pouvoir. Ceux qui s’y maintiennent ont donc beau jeu d’utiliser les sempiternelles mêmes recettes pour s’y maintenir : le mensonge, la propagation de la fable de leur infaillibilité, la croyance béate en la toute-puissance de la science comme autrefois de la religion…
La suite dans un avenir proche.
Les textes d’Élisée Personne sont en copyleft, peuvent être librement repris, adaptés, traduits, saucissonnés, éviscérés, tronqués et disséqués. Il en restera peut-être quelque chose !