des idées derrière la tête
Le corps est mon véhicule et, simultanément, mon boulet de prisonnier. Disposé à l’action, au mouvement, à la douleur, à la douceur, au plaisir comme à la souffrance. Le corps s’oppose au « vide » existant dans l’espace social et naturel qui l’environne et autorise ses mouvements. Le vide accueille le plein telle une amante son amant. Le corps est ainsi zone de résistance matérielle. Si on le considère comme une entité autonome, comme un dedans coupé du monde, le corps devient prison. Il suffit d’imaginer les tourments qu’occasionne un dysfonctionnement organique grave, lorsque la conscience se fixe sur la douleur et s’enchaine au corps en niant les bienfaits du monde. La maladie est un exemple de cet enfermement corporel par la souffrance. Le corps retient alors la conscience dans ses douloureux méandres. Mais cette séparation abolie, la douleur envolée, voici la forme qui s’ouvre en laissant oublier les limites qu’elle suppose ; et le corps oublié, il ne retient plus l’expérience qui file vers l’extérieur. Le corps, guidé par ses sens, conduit au-delà du corps vers la société, la nature, la multitude des évènements et, le désir demandant parfois toujours davantage d’espace, le corps, grâce à certaines expériences, se fait le support de sa propre sublimation. Entendons par sublimation la version psychosomatique d’une évasion sensorielle.
Grossièrement, définissons l’évasion comme la sortie d’un monde limité vers l’extension d’un monde plus vaste. L’ailleurs devient une possibilité à tenter pour celui qui aspire à s’évader ; un lieu atteignable où l’on n’est pas à présent, mais où l’on pourrait être. Et c’est ceci qui compte à ses yeux : la possibilité pressentie, le désir de sortir d’un contexte donné pour la réaliser, la faire glisser dans le mouvement vers elle de l’ailleurs à l’ici et ce faisant la mettre à portée de ses actes. L’évasion, c’est aussi la rupture d’avec ce que la destinée a d’implacable et de conditionnée. Rompre avec la puissance d’enfermement d’un milieu. À ce propos, un personnage de Malraux, placé sous le signe de l’aventure, dit ceci :
« Toutes ces saletés d’insectes vont vers notre photophore, soumis à la lumière. Ces termites vivent dans leur termitière, soumis à leur termitière. Je ne veux pas être un soumis. »
Ce propos est celui d’un aventurier : Perken, que Malraux a mis en scène dans La voie royale. Ne pas être « un soumis » conduit l’aventurier à sortir de la condition commune et à choisir le risque de la perdition sociale, voire de la mort, de la disparition. Le goût du risque doit s’associer avec l’acceptation assumée de la perte.
Si Perken est hanté par l’idée de la mort, Grabot, un autre aventurier de La voie royale, s’y brûle en permanence pour mieux l’apprivoiser. L’évasion, avec lui, c’est l’ébranlement de l’existence ordinaire, des limites qu’elle impose qui sont aussi ses protections, les remparts qu’elle érige contre la puissance potentiellement déstabilisante de l’imprévu. Grabot est l’homme de l’incessante mise à l’épreuve. Devant la peur, se jeter dans la peur, afin de la dépasser. Combattre le feu par le feu et le corps par le corps, afin de se transformer soi-même par l’usage consistant à convertir le poison en antidote. C’est ainsi qu’après avoir constaté sa répulsion devant un scorpion, Grabot se fait piquer exprès. Il est l’homme de la « théorie du revolver » : « Et depuis que je me fous de crever, que ça me plaît plutôt, tout peut se faire : si les choses vont mal elles ne peuvent toujours pas aller plus loin que mon revolver... Suffit d’en finir... ».
« Tout peut se faire » et rien n’est, a priori, impossible pour celui qui peut tout perdre, y compris lui-même, et disparaître sans trop d’états d’âme. La libération de l’action apparaît comme le corollaire du renoncement à soi. L’intensité de la vie rejoint l’acceptation de la perdre. L’aventure exige une mise à l’épreuve consentie et nécessite un lâcher prise d’avec soi, des acquis, habitudes et cercles sociaux établis et confortables, afin d’accroître le champ des possibles de l’expérience. Et par là reculer les limites de l’action, du vécu, de la connaissance, voire de la sensation.
Ce dernier aspect est exprimé par la tentation érotique qui travaille ces deux hommes. Perken comme Grabot recherchent dans l’érotisme l’intensification de la vie par la fusion des individualités. La sensualité exacerbée par l’attraction du corps de l’autre autorise l’expérience libératrice d’un plus-que-soi-même. Le principe de l’abolition acceptée du corps dans la mort se retrouve dans l’acmé érotique où l’on parvient au vacillement des limites jusqu’à leur dissolution. Lorsque le corps conduit au-delà du corps séparé, quand son usage conduit la conscience au-delà de lui-même. On admettra sans peine que l’érotisme conduise ailleurs par la rencontre des corps. Vers l’autre, ailleurs, vers l’autre-ailleurs : c’est-à-dire vers le corps de l’autre qui représente une possibilité d’évasion, via cette part de mélange et de dilution des identités s’absentant d’elles-mêmes dans le trajet vers l’altérité dont l’orgasme est l’aboutissement. Ainsi parle Perken de l’érotisme extrême-oriental :
« Et puis, rendez-vous compte de ce que c’est que ce pays. Songez que je commence à comprendre leurs cultes érotiques, cette assimilation de l’homme qui arrive à se confondre, jusqu’aux sensations, avec la femme qu’il prend, à s’imaginer elle sans cesser d’être lui-même. (...) Non, ce ne sont pas des corps, ces femmes : ce sont des... des possibilités, oui. »
L’orgasme est le point d’intensité ultime d’une expérience de rupture de l’individualité, lorsque la rencontre d’autrui est la condition d’un plaisir qui pousse les corps vers des situations d’incandescence. Petite mort, dit-on. En l’occurrence, la perspective acceptée de la mort favorise l’audace de l’aventurier qui peut ainsi tout tenter, emporté dans l’extase euphorisante d’une action libérée de toutes les normes. L’analogie rejoint la puissance libératrice de cette petite mort qui vient clore la puissance d’une relation sexuelle, toujours condamnée à redescendre vers une vie de moindre intensité, plus régulière, plus raisonnée, mais aussi plus durable. La routine succède à l’aventure.
Si les formes se montrent limitatives, nous sommes ici devant des pratiques gouvernées par le désir d’un état où la propension de soi espère rejoindre la vitalité du monde, dans un espace agrandi, au-delà des cadres de la vie ordinaire, où la quête aventureuse doit servir la satisfaction du désir dans le rapport à l’autre, et grâce à lui. Nous avons pénétré dans un espace de l’imaginaire où la matière espère devenir volatile. Elle se transmue elle-même par la symbolique de l’épreuve. Or l’expérience, d’une certaine manière, prend ici tournure de voyage, car l’érotisme est à sa manière propice aux “transports” sensuels, tout comme l’aventure va s’accomplir au bout du monde — n’oublions pas que le séducteur est lui aussi un “coureur” d’aventures. Dans cette translation vers l’autre se joue un élargissement du devenir qui déborde l’individualité vers le monde. Ecrivain et voyageur, Nicolas Bouvier a lui-même comparé les moments d’alliance avec le monde rendus propices par le voyage au sentiment amoureux : « On voyage pour faire apparaître le monde et connaître avec lui, comme avec une femme, de trop brefs instants d’unité indicible et de totale réconciliation. » Sur le plan de l’itinérance géographique à travers natures et cultures, l’espace travaille l’identité en rappelant sa porosité.
Une telle dynamique œuvre là encore pour une disparition, définitive ou ponctuelle, de l’individualité comme entité séparée — la disparition de la mort ou celle, certes relative, issue de l’élargissement sensoriel et cognitif de soi. Nicolas Bouvier a parlé de ces « états de grâce » que le voyage dispense parfois, de manière temporaire, et qu’il faut toujours et encore regagner. Il incombe alors à l’écrivain de suggérer cette unité où tout apparaît relié dans une sorte de polyphonie rendue sensible, paradoxalement, par l’étrangeté et la nouveauté du réel. L’écriture voyageuse est inspirée par le monde expérimenté, “activé” par la pérégrination. Ainsi ce monde, souligne Nicolas Bouvier, ne doit pas être masqué par l’opacité personnelle, individuelle, de l’auteur. Celui-ci doit s’oublier, s’effacer, s’il veut approcher l’expression mondaine :
« Vous le voyez : pour moi quand l’écriture approche de ce qu’elle devrait être, elle ressemble comme une sœur au voyage, parce que, comme lui, elle est un exercice de disparition. Elle n’est certes pas une affirmation de la personnalité mais au contraire, sa dilution consentie au profit d’une réalité qu’il faut rejoindre : faire si bien un avec les choses qu’on puisse ensuite prétendre parler en leur nom. »
La mort est indispensable à la vie. En accepter la perspective, sans la craindre (car qui la craint se réfugie dans l’inhibition), délivre l’action de ses bornes. La vie tantôt nous excite, tantôt nous accable. La maladie nous enchaine et nous transperce de ses aiguilles, la mort nous délivre. Toujours. Espérons que ce soit à tout jamais et qu’il n’y ait pas de retour possible. Le Desperado est un homme condamné, comme chacun. Mais lui le sait.