des idées derrière la tête
« Mécréance passive » : l’expression est de Fernand Deligny. Il l’appliqua à ces médecins, infirmiers et autres intervenants de l’Asile, qui pour beaucoup ne croyaient pas à ce qu’ils faisaient et restaient passifs face à cette situation. Sans doute défaisaient-ils la nuit, en pensée, ce qu’ils s’étaient sentis contraints d’accomplir le jour, en se donnant toutes sortes d’excellentes raisons, depuis l’injonction traditionnelle « Tu dois gagner de l’argent pour nourrir tes enfants », intériorisée, jusqu’à des visions plus cyniques sur les marginaux, les fous, les enfants perdus pour la société, qu’il faut bien « redresser ».
La plupart, pourtant, vivaient sans doute très mal cet Asile qu’ils servaient, et se sentaient honteux d’incarner à ce point cette servitude volontaire dont La Boétie a si bien montré que nous y consentons.
L’Asile est une forme exacerbée du Malencontre – encore La Boétie ! –, qui est le Pouvoir, obtenu et pérennisé grâce à la participation de chacun à sa propre oppression. Le Pouvoir nous paie en retour en autorisant l’oppression des autres par nous, de ceux plus bas que nous, oppression signifiant avant tout notre participation à cette espèce persistant à se croire humaine : tous unis à travers cette servitude que nous construisons et partageons. Que nous propageons et façonnons de nos mains, de notre langage. Mais pas que de ces façons-là. Car nous l’agissons aussi de par notre goût acquis de la passivité.
La différence entre actif et passif s’y estompe : la passivité l’emporte sur la volonté active. Nous sommes digérés par le Système, par le Pouvoir, jusqu’à en devenir des déchets dès lors que nous ne correspondons plus à la norme sociale. La question est : sans Pouvoir, notre « nous » n’aurait-il pas davantage de probabilité d’émerger, de se faire actif et de refuser la passivité par rapport aux situations injustes et destructrices ?
Interrogation à laquelle il serait vain de simplement essayer d’apporter une réponse. Car ce n’est pas d’un langage, en théorie, en fumée – fumisterie ? – que viendra la réponse. Plutôt et seulement d’un agir.
Agir depuis ces « radeaux » dont parlait Deligny, voguant çà et là sur l’océan du Malencontre et permettant à des individus en marge, asociaux ou désocialisés de se raccrocher pour ne pas sombrer ? Radeaux suffisamment lâches et distendus pour laisser passer les paquets de mer oppressive et pourtant aux planches très bien reliées entre elles pour resurgir sans cesse, flotter et dériver. Mais la pédagogie, dans tout cela, et l’école ?
L’école n’est pas de ces radeaux à la dérive – et qu’il est difficile, mais si bon, de dériver sur l’océan du Malencontre ! L’école est navire-amiral, pépinière de talents, où tous les élèves-aspirants doivent venir à en aspirer leur propre servitude volontaire, pour le Système, sans en souffrir. Vouloir vraiment leur propre servitude à un prix nul, au prix de Rien, ce Rien que comble, au temps du numérique, la prodigieuse infinité des écrans. Aspirer à un vide qui ressemble à s’y méprendre à cette lassitude si répandue de nos jours, lassitude de la vie du monde qui invite à cesser de désirer, à en finir avec le cycle des renaissances. Cesser de désirer = abandonner la lutte = défaite de ce qui restait du radeau de fortune, de l’esquif de ces fortunés que sont et restent les humains non frappés par le Malencontre.
À cette mécréance passive nous voudrions opposer une pédagogie de la Voie : soyons Radeau. Embarquons sur les sombres abysses, et pour ne pas nous y engloutir, le mieux est encore de flotter sans trop agir. Mais de flotter.
De quel agir s’agit-il ?
Un agir qui ressemble au Tao des taoïstes, ce « wuwei » qui se traduit même par « non-agir ». Qui ressemble aussi à la révolte collective de Camus (« Je me révolte, donc nous sommes »), à la Société en lutte contre l’État de Pierre Clastres, ou donc à ce Radeau de Deligny récupérant çà et là des débris dont l’Asile ne savait que faire à part les abrutir de médicaments. Les mots, agir, non-agir, radeau, débris, asile même, ne prolifèrent dans cet océan de Malencontre que pour jouer avec : laissons-nous dériver à la marge pour nous en libérer. Ne nous laissons pas enfermer dans un vocabulaire : « Les mots nous divisent, les actes nous unissent », disaient les Tupamaros uruguayens. Utilisons-les simplement pour amorcer des discussions, des débats, des questionnements. N’agissons pas au profit de ce qui nous opprime. Ne sauvons pas le Système qui nous broie. Ne soyons ni mécréants ni passifs.
Où est la marge ? Peut-on encore être à la Marge ? C’est à cette jointure entre le réel et l’utopie, le Système et la Marge, qu’intervient la pédagogie, fondée sur une éthique de la non-domination. Car, par le fait même que nous nous situons à la Marge, nous voici au cœur du Malencontre. Le Système n’a pas besoin de sa puce à gratter. Athènes a immolé la puce-Socrate. La Chine a phagocyté la puce-Tao. Le capitalisme aimerait voir sombrer l’utopique pédagogie dans les abysses du consensus.
Aussi, à l’école, dans ce vaisseau amiral puisque s’y trouve, obligé d’y être, l’avenir du monde par cette succession de générations à laquelle on cherche à ôter toute possibilité soit d’être en conflit, soit d’être, tout simplement. Ici se trouve un terrain de lutte où l’utopie – la Marge, la Société contre l’État – existe, surtout pas en tant qu’avant-garde. L’avant-garde est Pouvoir, donc participation au Malencontre. L’Utopie est en latence, connue, tout à fait, même. Elle est exprimée, pensée, discutée parfois. Mais agie, l’est-elle ?
N’est-ce pas là le cœur de la crise de l’école ? Les beaux projets théoriques sont légion ; ils sont discutés, avec âpreté et méchanceté parfois ; les textes officiels organisent des « avancées » ou tiennent compte des débats théoriques pour les dénaturer au moment même où ils sont transformés en réformes pratiques et concrètes. Les pédagogies mises en œuvre depuis trente ou quarante ans sont ainsi, la plupart du temps, des réponses mal traduites à des questionnements qui restent cantonnés à l’abstraction pure. Il suffit d’un groupe d’élèves hors normes, mal conditionnés par l’Institution, pour faire exploser dans une classe, dans un établissement scolaire, toutes les bonnes volontés du monde.
Nous n’avons pas la prétention de sortir de cette situation par quelques coups de baguette magique. Mais ne tombons surtout pas dans cette « mécréance passive » qui étend partout son ombre sinistre sur les écoles. Ne plus croire à ce que l’on fait et ne rien faire pour changer la situation : il n’y a rien de pire, pour les enfants, pour ceux qui travaillent et souffrent à l’École, et hélas sans doute pour le monde à venir puisque les enfants d’aujourd’hui seront sans doute pour une part, dans le futur, marqués par l’école qu’ils auront eue ou subie dans leur jeunesse.
Comment ne pas y croire, dans une Institution comme l’École ? Telle est l’expression du Malencontre : reddition sans conditions, servitude volontaire quasiment théorisée et acceptée, négation de soi – et des autres par la même occasion, mais à plus long terme et selon des processus individuels que nous ressentons sans savoir jamais les expliquer. Mais quand même : si l’on n’y croit pas, que peut-on espérer montrer aux jeunes, à part ce fait, dramatique, que l’on peut vivre sans croire à rien, même pas à ce que l’on entreprend et ce que l’on vit avec d’autres humains, ce qui devrait à coup sûr être l’une des plus belles vies imaginables ?
Or, toute réforme de l’école, quelle qu’elle soit, impliquerait à la base que ceux qui devront la mettre en œuvre y croient un minimum… Dans un tout autre contexte, Guevara se demandait comment construire le socialisme si les seules incitations étaient économiques. Pour lui, il y avait une éthique de la construction de l’humanité nouvelle ; ce processus utopique ne pouvait s’accommoder des seules incitations économiques, qui ne devaient être que transitoires. Mais l’éthique n’a de sens que si les individus impliqués ont la volonté de réussir à transformer le monde. Si, à l’école, l’immense majorité baisse les bras et y va comme d’autres marchent à leur pointeuse ou à l’échafaud, conscients de leur oppression, quel espoir de changement reste-t-il ?
Cette dimension est toujours évacuée car c’est elle qui pose le véritable problème de fond de l’école. Ce problème n’est pas que celui de l’école. Il est le symptôme d’une société qui ne croit plus en elle-même comme un tout faisant sens, et se contente d’un inventaire de ses composantes dissociées les unes des autres, entre lesquelles choisir. On est alors de telle ou telle tribu, en attendant d’être un jour contre les autres tribus. La société capitaliste est plus que jamais une lutte de tous contre tous dans un cadre unique, qui tient encore grâce à quelques piliers. Le premier est l’argent – et si nous n’avions pas des comptes en une unité commune, si donc chacun devait survivre par le troc, il est certain que cette (absence de) société-ci disparaîtrait, donnant peut-être naissance à une véritable société d’échange entre les humains. Le second est la peur – de ne plus avoir d’argent, la peur de l’autre aussi, l’envie de faire peur pour s’imposer, la peur de la hiérarchie et l’utilisation de la peur pour s’assurer une position de domination, la peur de ne pas être au top, de ne pas avoir bonne haleine ou les aisselles sèches, la peur de ne pas penser consensuel, la peur de ne pas avoir peur et d’être différent, d’être tenté par cette Marge qui, elle, n’a pas peur.
La peur et l’argent sont liés. À l’école aussi, la peur et l’argent sont constamment présents. La peur du professeur, de l’Administration, de l’erreur, de la mauvaise note, de la réaction des parents devant le bulletin. L’argent comme but suprême, ce que l’on obtiendra à foison si l’on réussit ses études, mais avant cela, l’argent qu’il faudra bien pour (se) payer des études, l’école comme investissement sur l’avenir.
C’est toute la société qui se montre mécréante et passive lorsqu’elle n’attend de surmonter sa peur que grâce à l’accumulation d’argent qui n’advient que pour les plus « chanceux » - les plus aliénés – d’entre nous. Mais la Marge vit encore et parle encore, et nous savons que des événements peuvent retourner une situation. Et cela, cette fois, c’est le Système qui en a peur. Soyons une Marge offensive et créatrice.
Philippe Godard, décembre 2012